Introduction (Suite et fin)

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 Après avoir mis trois buches dans l’âtre, il ouvrit la fenêtre et les volets. Le vent soufflait depuis deux jours, sans discontinuer. Il alluma une cigarette. Au grand dam de sa compagne, il n’avait pas perdu cette sale habitude de fumer par la fenêtre pendant ses nuits d’insomnies. Ce n’était pas tellement le fait de fumer par la fenêtre qui la dérangeait ; c’étaient les mégots qui s’amoncelaient dans le parterre, au bas de la fenêtre. Lui prétendait, très sincèrement d’ailleurs, qu’il s’autorisait cette entorse afin de ne pas faire de bruit en traversant toute la maison et en ouvrant les portes de la cuisine et de la grange. Ils étaient tous deux des fumeurs invétérés. On ne comptait plus les fois où ils tentèrent pourtant d’arrêter. A chaque fois, sans succès malgré le scandale que représentaient ces centaines d’euros volatilisés en fumée chaque mois. Une fumée qui pourtant aurait été la bienvenue le quinze de chaque mois ; quand celui-ci était financièrement terminé et qu’il fallait tirer la langue les quinze jours suivants. A défaut de grives, on mange des merles. Et un écran de fumée, cela fait parfois du bien, même s’il ne dure que le temps d’une cigarette.

 Il faisait nuit noire. Le ciel était bouché. Aucune étoile. Par temps dégagé et calme la nuit pouvait pourtant étaler, depuis la fenêtre de son bureau donnant sur le jardin, son tableau céleste dans toute sa splendeur infinie. Il y a quelques années, le spectacle s’offrait aussi en façade de rue. Depuis que la municipalité avait décidé de planter un éclairage public halogène trop puissant tous les trois mètres, l’excès de lumière artificielle étouffait de son halo surpuissant la douce lumière des astres qui semblaient avoir disparus. Il se demandait, d’ailleurs, pourquoi on avait installé cet éclairage trop puissant partout dans le village. Avant, en soirée, quand on revenait par les coteaux, la nuit accompagnait le retour et le village se dessinait dans la pénombre au dernier moment. Aujourd’hui, il s’affichait instantanément, tel un champignon lumineux, dès que l’on arrivait sur la crête. Peut-être une nouvelle forme de poésie. Ou une manière de dire « On est là ! Vous nous voyez ? ». Un peu à la manière des naufragés qui allument désespérément un feu sur le rivage afin d’être remarqué par un éventuel bateau de passage, au loin, qui poursuit mollement sa route, indifférent à leur sort.

 La clope terminée, il s’assit à son bureau.

 C’est vrai qu’il y avait quelques naufragés dans le village. Il y avait bien quelques indigènes du cru, les plus âgés en général. Mais il y avait aussi quelques naufragés. Les plus jeunes en général.


L’amour… Un sentiment intense d’affection et d’attachement envers un être vivant qui pousse ceux qui le ressentent à rechercher une proximité physique, intellectuelle.

 Avant ce village anonyme perdu dans un département anonyme, avant le Sud, sa compagne et son dernier rejeton, il y a eu tellement de choses… Deux mariages, une relation maritale, trois enfants. Excusez du peu ! Et tout à changé avec le premier mariage. Enfin, pas tout à fait. Parce qu’avant le premier mariage, il y eut un drame. Un deuil. Une perte incommensurable. Incalculable. Sa vie bascula en une fraction de seconde. Tout s’effondra. Il perdit tout. Son avenir fut réduit à néant. Une bascule, un séisme d’autant plus douloureux qu’il traversa seul cette pénible épreuve sans que personne ne se rende compte de son désarroi, de sa peur panique, de son effroi et, pire peut-être de son immense chagrin. Il aurait pu en parler. L’angoisse et la douleur l’opprimaient, rien ne pouvait sortir. Mais on aurait pu aussi entendre ses pleurs, la nuit. S’interroger sur son changement de comportement, ses sorties nocturnes à rentrer ivre, son détachement par rapport à ses études, tous ces signaux qui clignotaient comme des feux clignotent sur le rivage d’une plage ou dans un village anonyme d’un département français anonyme…

 C’est ce qui mit le feu aux poudres. Une longue mèche qui mettra des années avant d’atteindre le baril de poudre qui explosera dans une déflagration phénoménale, qui mettra tout le monde groggy, qui le propulsera vers un ailleurs imprévisible et imprévu, comme en apesanteur, pendant de longues années, avant que de revenir sur terre.

 Devant son écran, alors que le programme diffusait maintenant du Rachmaninov, il scrollait sur les réseaux sociaux. Rien de très intéressant à se mettre sous la dent. Pourquoi les gens se plaisaient à photographier ce qu’ils bouffaient ? Une manière de de dire qu’ils bouffent bien quand d’autres se contentent de pâtes quatre fois par jour et de viande un jour par semaine ? Que des banalités. Une affligeante platitude. Parfois, un post plus intéressant. Oui, mais voilà… Toujours une forme d’intransigeance. Ou alors, des photos d’un endroit aux allures paradisiaques… Mais l’air ne fait pas la chanson, n’est-ce pas ? Connaissant la personne qui a publié ces photos, il ne devait s’agir que de vacances low-cost, dans un hôtel pas trop cher et, de préférence, all-inclusive. Mais à tout prix, il faut donner l’impression que c’est super méga archi top ! Le paraître… Les apparences…Le maquillage… Le camouflage. Un peu comme la poussière que l’on met sous le tapis pour mieux la masquer. Quelle futilité. Quel mensonge. Quelle foutaise. Quelle imposture aussi ! Quelle injure. Oui, c’est ça. Faire semblant que tout va bien. Sauver les apparences ? Quoi qu’il en coûte… une phrase à la mode depuis mars 2020 !

 Un soupir. Les yeux se levèrent.


L’amour… Un sentiment intense d’affection et d’attachement envers un être vivant qui pousse ceux qui le ressentent à rechercher une proximité physique, intellectuelle.

 Sur son bureau, quelques photos : sa fille, son fils aîné, sa compagne enceinte sur la plage, lui, son petit dernier en paysan coiffé d’une casquette et une pipe à la bouche.

 Sa fille lui a parlé. Il y a deux ans. Pour la dernière fois. Elle lui avait signifié qu’elle ne voulait plus le voir, qu’elle souhaitait pourvoir vivre pour elle sans avoir à se préoccuper de lui et de tout ce qu’il représentait pour elle.

 Son fils aîné, il ne l’a plus revu ni ne lui a parlé depuis plus de treize ans.

 Il leur a pourtant toujours dit que la porte était ouverte mais que leur choix était le leur. Qu’il respectait leur décision. Qu’il ne ferait rien, par respect de ces choix et de ces décisions, pour essayer de contrer leur volonté. La porte restait et reste toujours ouverte. Elle ne s’est jamais, jusqu’à ce jour, ne fut-ce qu’entrouverte. Pourtant, il attend. Il espère un grincement de gond qui n’arrive pas. De temps en temps, il essaye de regarder par le trou de la serrure des réseaux sociaux. Pour avoir quelques nouvelles et, à défaut, quelques informations à se mettre sous la dent, une nouvelle photo à télécharger pour voir à quel point ils changent au moins physiquement. C’est la seule entorse qu’il s’autorise, en catimini, silencieux. Loin et pourtant toujours aussi proche d’eux. Sans qu’ils le sachent. Ses deux premiers enfants, même si leur décision n’a pas rencontré l’agrément de son cœur de père, il les aime et n’a jamais cessé de les aimer. Malgré le mal qu’il leur à fait, bien involontairement. Malgré le mal qu’ils lui font, bien volontairement. A défaut de les avoir dans sa vie dont ils se sont exclus, il lui reste ces deux photos qui ont toujours été avec lui.


L’amour… Un sentiment intense d’affection et d’attachement envers un être vivant qui poussent ceux qui le ressentent à rechercher une proximité physique, intellectuelle.

 Chez lui, c’est tellement anonyme, tellement loi et perdu, au carrefour des Vosges, de la Champagne-Bourgogne et de la Franche-Comté ! Trois cents habitants en été, quand tous les hollandais sont là. A peine cent cinquante en hiver. Pourtant, les hivers ne sont plus si rigoureux que dans le temps. Il n’a d’ailleurs jamais connu ce temps d’hiver avec un mètre cinquante de neige, à devoir creuser son chemin à la pelle pour pouvoir sortir de chez lui. Il n’en a que le souvenir raconté de sa belle-mère.

 Les hollandais, eux, prennent la peine de faire huit ou neuf heures de route pour venir se perdre dans ce village anonyme. D’ailleurs, dès le printemps, on se croirait dans la campagne hollandaise. Un peu comme les bretons qui, au bon temps, se mettent à parler anglais.

 Séparément, sur plus d’une décennie, son frère et sa sœur ont joué une fois aux hollandais. Avec, toutefois, un peu moins de route. Et pour le reste, basta ! Son père, sa mère…Jamais ! Il est vrai que leur âge ne va pas en rajeunissant et ne facilite pas forcément les choses. Pourtant, chaque année, ils descendent dans le Sud pour profiter de l’appartement de sa tante. Ils passent tout près. A peine un détour de vingt-cinq minutes. Un sentiment intense d’affection et d’attachement envers un être vivant qui pousse ceux qui le ressentent à rechercher une proximité physique. Peut-être était-ce plus intéressant quand lui vivait dans le Sud. Ils y étaient descendus deux fois.

 Le chien vient poser sa gueule sur son genou et quémande une caresse. Ses yeux, toujours implorants, ont l’air de demander pourquoi il n’est pas encore couché. Une caresse sur le museau, un sourire. C’est curieux comme les animaux semblent ressentir les choses quand les êtres humains semblent incapables de les comprendre. Ou, tout simplement, de les reconnaître. Une envie de café aussi vite assouvie, et le voilà à farfouiller dans des dossiers sur son ordinateur. Il ouvre un fichier et s’affiche l’un de ses manuscrits toujours en attente d’un envoi pour l’un ou l’autre éditeur.

« Jugé coupable ! Condamné à tort… Le maillet était tombé prestement et lourdement sur le bois du tribunal familial. L’écho de la sentence résonnera de manière épisodique en mon for intérieur. Parce qu’il y aura, souvent, de nombreuses piqures de rappel. »

 Un sourire dépité. Contrarié. Désabusé. Désappointé. Un profond soupir. Il ferme le dossier.

 Jamais on ne lui a demandé pourquoi ! Jamais ! Jamais on n’a tenté de comprendre les raisons profondes de son choix. Cependant, on n’a pas hésité à juger ses décisions ! Cette période fut son Far-West. Une époque où ceux qu’il aimait profondément dégainèrent plus vite les reproches que les questions.

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