2.
Un jour, il n'y a pas si longtemps mais c'était bien après que l'on se fut interrogé à propos du véritable baptême de Pécouï, Benjamin, un enfant du village qui ne devait pas avoir plus de dix ans, demanda à son père, qui ne devait pas en avoir moins de quarante, ce que signifiait "Pécouï".
- "Pécouï" ? fit le père, c'est ainsi que s'appelle... Pécouï !
- Je sais bien, renchérit le petit bonhomme, mais qu'est-ce que ça veut dire ?
- Qu'est-ce que ça veut dire ? reprit le père en fronçant les sourcils, ma foi...
Et il avouait ainsi son ignorance. Il avait toujours connu Pécouï sous le surnom de "Pécouï" et ne s'était jamais inquiété de savoir ce que pouvait bien signifier un tel sobriquet. C'était du patois à n'en point douter mais le patois... Son père, le grand père du petit, le parlait parfois avec les autres vieux; mais à son fils il n'avait jamais parlé qu'en français.
- Va donc demander à Grand-père, conseilla-t-il à Benjamin, il saura lui.
Alors, comme on était dimanche, le garçon s'en fut vers la place du village retrouver son grand-père.
La partie était acharnée... Tout un attroupement s'était constitué autour du cercle des joueurs, qui semblait plus un pancrace qu'une assemblée d'honorables vieillards, et c'était, au milieu de cet indescriptible tohu-bohu, à qui crierait le plus fort. Pécouï, immuable, s'exclamait et braillait à en perdre le souffle.
- Pointe ! Pointe ! hurlait-il à l'intention de son partenaire qui voulait tirer, pointe donc "Trombitasse"...
Et comme le vieux à qui s'adressait le compliment était aussi têtu que lui, il tira. Mal lui en prit ! Pécouï, dont la réputation n'était pas usurpée, entra dans une de ces colères inextinguibles dont il avait le secret, jeta ses boules et, s'en allant, jura tous ses grands dieux qu'on ne le reprendrait plus à jouer avec des"cacamoni de cette espèce..."
Sous les éclats de rage et les altercations verbales qui commencèrent alors de fuser de part et d'autre de la place, Benjamin se fraya un passage entre les pugilistes et s'en fut tirer un pan de la chemise de son grand-père qui n'était pas des moins prolixes.
- Quoi ? grogna l'aïeul.
- Grand-père... commença Benjamin.
- Qu'est-ce que tu fiches là ? hurla le grand-père.
- Grand-père, je voudrais savoir... risqua le garçon.
- Plus tard ! fit le vieux, tu ne vois pas que je suis occupé...
- Belle occupation ! ironisa Benjamin, et quel bel exemple pour les enfants de mon âge...
- Tu veux une torgnole ? commença le vieux avant de se rendre compte que le petit n'avait pas tout à fait tort. Excuse-moi, reprit-il, je vais calmer ces imbéciles.
Grand-père se lança alors dans la négociation et, après quelques palabres, la place retrouva la sérénité tranquille qu'elle affichait un instant auparavant et la partie reprit. On remplaça Pécouï et tout eut tôt fait de rentrer dans l'ordre des choses; les boules recommencèrent de courir après le "boutchin" et les esprits recommencèrent de s'échauffer...
A l'écart, Grand-père s'était assis, avait pris son petit-fils sur ses genoux et lui prêtait enfin une oreille attentive.
- Grand-père, commença le garçon, qu'est-ce que ça signifie "Pécouï" ?
- "Pécouï" ! s'exclama Grand-père, cela devrait vouloir dire "caractère de cochon" assurément...
Et il éclata de rire. Puis, reprenant :
- Le "pécouï", lança-t-il d'un ton professoral, c'est la tige de la pomme...
- La tige ? s'étonna Benjamin.
- Ouais, fit le grand-père, le "pécouï" , c'est la tige.
- Mais alors, s'enquit Benjamin, pourquoi Pécouï s'appelle-t-il comme ça ?
- Pourquoi quoi ? s'exclama Grand-père.
- Pourquoi Pécouï s'appelle-t-il "Pécouï" ? reprit le garçon.
- Ben... hésita Grand-père, parce que.
- Parce que quoi ? renchérit benjamin.
- Parce que...
Grand père ne savait pas.
- Est-ce que je sais moi ? s'exaspéra-t-il, va donc jouer avec tes camarades...
Et sur ce, il souleva le petit bonhomme et le déposa sur le bord du muret avant d'aller rejoindre ses propres camarades.
L'après-midi passa. Et lorsque la place du village commença de se vider de ses occupants dominicaux, Grand-père, qui était, indétrônable, toujours parmi les derniers à quitter le navire, s'aperçut que Benjamin, assis sur le bord du muret, était demeuré là. Ostensiblement, comme un reproche, il attendait que l'aïeul eût fini.
- Rentre, ronchonna Grand-père, tu vas attraper froid.
- Grand-père, demanda benjamin, allons chez Pécouï...
- Chez ce cochon-là ! rugit Grand-père, et pourquoi faire ?
- Pour savoir pourquoi on l'appelle "Pécouï", fit benjamin.
- Boudiou ! s'exclama le vieux, quand tu as une idée derrière la tête...
- Alors ? implora Benjamin.
- Alors quoi ? grogna Grand-père.
- On y va ? fit benjamin sans trop d'illusions.
- Pas ce soir, conclut le vieux, Grand-mère m'attend et je vais encore me faire tirer les oreilles...
Et ce disant, il s'en fut, d'un pas alerte, regagner ses pénates où l'attendait Grand-mère qui lui tira les oreilles.
Alors, Benjamin se retrouva tout seul au milieu de la place du village. Le soir tombait et il ne lui restait plus qu'à rentrer chez lui, comme l'avait fait Grand-père, en espérant ne pas subir un sort semblable à celui de son aïeul.
Cependant, sa curiosité n'était pas tout à fait satisfaite...
Il savait très bien où habitait Pécouï, la dernière maison sur la route de Brignoles à côté du vieux cimetière - tous les enfants du village le savaient ! mais aucun n'avait jamais eu le culot d'y aller déranger le "dragon" qui y vivait, risquant de déchaîner sur soi les foudres de sa colère. Il savait ce qu'il risquait, naturellement, et puis on l'attendait à la maison. Mais sa curiosité n'était pas satisfaite... Aussi, dans un accès de bravoure, sans doute inconsidéré, il prit son courage à deux mains et commença d'emprunter, sans trop réfléchir, la route qui sortait du village.
Quelques instants plus tard, parvenant à hauteur du vieux cimetière, Benjamin hésita... Comment allait-il manifester sa présence ? Qu'allait-il bien pouvoir raconter à Pécouï ? Comment réagirait le vieux ? Toutes ces questions se bousculaient dans sa tête et il lui semblait que son crâne allait exploser.
- Pécouï ! s'entendit-il soudain crier, Pécouï... ouvre-moi.
Il était arrivé devant le portail de bois vermoulu qui donnait sur le domaine de l'ancêtre du village. Le jardin - qui ressemblait plutôt à une décharge publique - était ceint en totalité d'une véritable muraille formée d'un invraisemblable amas de ferraille, gravats et débris en tous genres. Ici et là, le vieux avait accroché un écriteau à l'orthographe approximative mais dont la signification était sans équivoque :
Propriétée Privée - Défense d'entrée - Maison minée
- Pécouï ! reprit l'enfant, c'est moi... Benjamin.
Mais Pécouï ne répondait pas. Il commençait à faire sombre et il semblait n'y avoir personne, nulle âme qui vécût alentour, comme si le cimetière s'était étendu jusque là et avait annexé le territoire de Pécouï...
Benjamin ne savait plus à quel saint se vouer. Fallait-il entrer ? Fallait-il rebrousser chemin, si près du but ? Fallait-il attendre sagement que Pécouï se manifestât ?
- Scouiiiiitch... firent les charnières rouillées du vieux portail lorsque Benjamin se rendit compte qu'il était entrain de pénétrer sur le domaine de Pécouï.
- Pécouï ? lança-t-il d'une voix étranglée.
Mais le vieux ne répondit pas.
- Tu es là ? continua-t-il comme pour s'en convaincre.
Mais le vieux ne répondit pas.
Alors, Benjamin considéra qu'il avait fait tout ce qu'il était possible de faire pour satisfaire à sa curiosité et que, en dépit qu'il en eût, il ne lui restait plus qu'à rentrer chez lui bien sagement. En toute hâte, il fit donc volte face et s'apprêtait à prendre ses jambes à son cou lorsque, au moment où il franchissait le seuil du jardin, il entendit un vacarme épouvantable qui provenait de l'intérieur de la masure. Effrayé, il se lança dans une course effrénée qui le conduisit bientôt hors de vue de la maison de Pécouï. Il s'arrêta et reprit son souffle. Cependant, il songea qu'il n'avait pas fait preuve, en la circonstance, d'un courage exemplaire et cela le contraria. En fait, il avait été lâche ! Ce bruit qui l'avait fait fuir n'était-il pas celui d'une mauvaise chute qu'aurait fait Pécouï en accourant à sa rencontre alors que Benjamin l'appelait ? Cette pensée l'horrifia. Sans plus tergiverser, il se lança dans une course effrénée qui le conduisit bientôt devant la porte de la maison de Pécouï.
- Pas d'hésitations ! cria-t-il pour se donner de l'allant.
Et il pénétra dans la place...
A peine avait-il franchi le pas de la porte qu'il tomba nez à nez avec... Pécouï ! Le vieil homme, aussi surpris que l'enfant , écarquilla de grands yeux effarés et grogna :
- Qu'est-ce que tu fiches là ?
- Rien... marmonna Benjamin.
- Alors fiche le camp ! aboya le vieux.
Mais Benjamin ne bougeait pas.
- Qu'est ce que tu veux ? reprit Pécouï.
- Je... bafouilla l'enfant, je voulais vous demander...
- Quoi ? demanda le vieil homme intrigué.
Benjamin sentit qu'il avait suscité l'intérêt de l'ancêtre. Revigoré, il prit le parti de ne pas tourner autour du pot et envoya :
- Pourquoi tout le monde vous appelle "Pécouï" ?
Le vieux accusa le coup.
- Parce que... bougonna-t-il, parce que c'est mon nom !
- C'est plutôt votre surnom ! asséna Benjamin qui pensait avoir pris l'ascendant sur son vis-à-vis.
- Fous-moi le camp ! hurla le vieillard, et ne remets jamais les pieds ici...
Et, tout en hurlant, il avait saisi sa fourche et fait mine de poursuivre le gamin jusque sur la route avant de s'arrêter le souffle coupé par sa course et les jurons qu'il lui avait servis.
Mais benjamin était déjà loin...
Rentrant chez lui, la gorge nouée par l'amertume et le dépit, Benjamin songeait au proverbe "Il ne faut pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué" tant il était évident que Pécouï ressemblait à un ours et que lui, Benjamin, était un chasseur bien présomptueux. Il revenait bredouille, indéniablement, et en plus de cela il allait devoir essuyer les reproches sentencieux de sa mère pour être rentré si tard sans avoir prévenu personne.
Au seuil du grand jardin en friche qui cernait le vieux mas familial, il échafauda rapidement un plan de bataille et, confiant en sa stratégie, chargea...
- C'est à cette heure-ci que tu rentres ? s'inquiéta son père alors qu'il essayait de gagner, en catimini, la première marche des escaliers conduisant à sa chambre.
- Ah te voilà ! lança sa mère, où étais-tu ?
- Je... bégaya Benjamin.
- Au lit ! ponctua sa mère, et lave-toi les dents.
Vraisemblablement, papa et maman avaient autre chose à faire que le sermonner et Benjamin se trouva fort aise d'échapper au couplet moralisateur. Il ne se fit donc pas prier pour aller se coucher et, dès qu'il fut au fond des couvertures, il s'endormit.
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