Chapitre 1
Il me regarde. Moi, je ne le vois pas.
Pourtant je sens ses yeux se poser sur moi. Fidèle à son rituel, il parcourt ma nuque, glisse le long de mon dos, se perd dans le dédale de ma toison qu’il explore à nouveau. Il se plait à la décrire, comme à décrire mon corps tout entier. Grâce à lui, je sais comment je suis. Je sais qui je suis. Il est un reflet encore plus fidèle que celui du miroir. C’est aussi pour cela que je m’offre à son regard. Lui, il sait voir, il est le seul à savoir me raconter chaque éclat, chaque contraste, chaque variation de la lumière dansante sur ma chair. Régulièrement, il s’arrête à mes détails, des fragments de moi dont j’ignorais l’existence. Veines apparentes, taches de rousseur, grains de beauté… autant d’imperfections qu’il redécouvre et lui suffisent à retomber en extase, dépeignant mes travers en trésors.
Avant que le premier cierge ne s’éteigne, il était là, face à moi, le bougeoir en main pour mieux apprécier les plis les plus intimes de mon ventre, le chaos de mes poils, le secret de mes lèvres. Il y est resté un long moment, sans y toucher, émerveillé par ses découvertes. Je lisais alors dans ses yeux toutes les richesses de mon corps. Je voyais son bonheur, sa plénitude, sa joie immense à m’observer. Il n’avait jamais scruté d’aussi près le pourtour de mon nombril. Je sentais la chaleur de la flamme dont les reflets devaient dorer la carnation de ma peau. Il observait tout cela comme il m’observait respirer, gonfler mes poumons, inspiré par les va-et-vient de mes inspirations, les mouvements de chacun de mes muscles, le soulèvement, le relâchement de ma poitrine. C’est ici, comme à chaque fois, qu’il s’est attardé, faisant le tour de mes formes, analysant les couleurs de leurs aréoles, effleurant de sa main mes seins pour y voir les ombres portées et les jeux de lumière qui s’y dessinaient.
Il remonta le long de ma gorge en repoussant quelques cheveux rebelles derrière mes épaules pour mieux apprécier la blancheur de mon teint et la lumière vacillante de la bougie qui s’y répendait. Il resta un long moment, face à moi, toujours proche, dans un silence apaisant. Nul autre bruit en dehors du souffle de nos respirations communes ne se faisait entendre. Moi-même, je m’entendais prendre mon souffle, refouler urgemment les affres des nuits passées. Avec hâte et dégout.
Son regard changea lorsqu’il vit les bleus sur ma gorge. La peine, la rage, la hargne étincelèrent dans ses yeux, déchirant d’un trait la lumière tamisée comme si elle venait d’être balafrée d’un coup d’épée. À la vue de mes marques, il semblait davantage blessé que je ne l’étais moi-même. Il détourna le regard, comme par renoncement. Il ne reproduirait pas cela. Il ne souhaite pas cela de moi. Il se releva pour éclairer mon dos et continuer l’exploration, à l’aide de son bougeoir.
- Qui t’a fait cela ? demanda-t-il, derrière moi.
- Arthuro…
- Arthuro ? Capponi ?
- Oui… soupirais-je, la tête basse.
- Dans ce cas, pas d’inquiétude, il ne le fera plus, conclut-il d’une voix grave et sans faille. Puis il se tut, continuant de surveiller mes arrières. Je devinais alors ses explorations en suivant la lumière de sa bougie qui se reflétait sur les objets posés devant moi, un petit miroir, une coupelle en argent ou encore sa rapière qu’il gardait à proximité.
Là, je sens encore sa présence, cette visite qui continue, derrière moi. Il n’a pas encore fini de parcourir mon corps de son regard. Comme une brise légère qui serpente dans mon dos, jusque sur mes hanches. Jusqu’à se heurter à de nouveaux obstacles, de nouvelles plaies qui, fort heureusement, cicatrisent. Elles disparaîtront même totalement sous son art. Ses doigts me frôlent à ces endroits. Je frissonne. Là où je reste marquée par ces coups de ceinturons de cuir des nuits passées ; stigmates que ceux qu’il appelle les bêtes m’ont laissés. Puis, lentement, une chaleur se rapproche dans le bas de mes reins. Celle de la bougie ; celle de son regard. Elle remonte maintenant la courbure de mes épaules, me soufflerait presque dans le creux de l’oreille les mêmes comparaisons qu’il me plait à entendre. C’est à cet instant qu’il me dit comme je suis et ce que je vais être. À ses yeux, il me voit, non pas comme une autre, mais comme toutes celles que je remplace, que j’incarne et révèle en moi les richesses que je possède. Alors, moi, je suis toute à lui. Prête à incarner qui il veut. À être une de ces nouvelles œuvres qu’il s’apprête à créer.
Un souffle de trop. La bougie s’éteint. Il reprend alors ses esprits et me couvre d’une épaisse toge de lin, craignant que je ne prenne froid. Il dépose à même le sol un chandelier puis s’enfonce dans son atelier pour y ajouter de la lumière.
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