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Ravalant sa déception, Sibyl entama de descendre la montagne. Le pick-up roulait au pas dans les virages serrés ; la jeune femme, quant à elle, ruminait. Julia lui plaisait, même un peu trop. Mais à présent qu’elle avait répondu « Chez toi. », leur histoire était condamnée à prendre fin, cette nuit. Pas de second rendez-vous. Pas de plus ample connaissance. Dès le lendemain, Sibyl ferait un saut au tabac habituel, achèterait une nouvelle carte prépayée et, si la jolie brune tentait de reprendre contact, seule une voix d’automate éconduirait ses espoirs : «Le numéro que vous avez composé n’est pas attribué.»
Peut-être Julia se repointerait-elle à la villa. Peut-être valait-il mieux lui dire «C’était juste un coup d’un soir.» pour stopper dès le saut du lit plus amère déception. Oui, c’était mieux ainsi. Car si elle reparaissait et découvrait le pot aux roses, la trahison serait trop rude à digérer. Elle s’offusquerait, comme l’autre. Sibyl devrait mettre les voiles, encore, vers une ville ou de nouveau elle serait anonyme. Or, pour l’instant, elle aimait Ceslieux : son calme tremblant, ses hauteurs escarpées et ses lagunes sans horizon. Elle espérait y demeurer quelques mois au moins – juste le temps de souffler.
Regagnée la plaine, la conductrice passa la quatrième. Le râle du moteur couvrit à peine le grondement féroce qui, au même moment, lui secoua les intestins.
— T’as pas mangé, ce soir ? s’étonna Julia.
— Non, j’avais trop le trac…
C’était l’occasion. Une aubaine pareille ne se présenterait plus avant qu’une autre malheureuse ne tombe dans ses filets. Sibyl y alla au culot :
— Tu m’invites quelque part ?
— C’est toi qui est blindée de fric et c’est moi qui invite ? la railla sa conquête d’une voix grinçante.
— C’est que… tu ne serais pas la première à me draguer par intérêt.
Consciente d’être la manipulatrice, elle rougissait un peu d’une telle accusation, heureusement dissimulée par la pénombre. Julia, en revanche, l’entendit sans ciller.
— Il est bientôt deux heures, soupira-t-elle. J’imagine bien que les restau du Hellton ou du Riks servent toute la nuit. Mais pas les endroits où j’ai les moyens de t’inviter…
Sibyl se mordit la lèvre. Bien sûr, à une heure pareille, c’était idiot d’avoir seulement espéré qu’on lui offre le dîner. Sur le siège passager, Julia triturait son smartphone. Peut-être escomptait-elle encore dégoter un Uber. La blonde en sequins ne comptait pas là-dessus.
— En vrai, je connais un endroit, avança timidement la passagère. Tu aimes les nouilles ?
— Il y a vraiment des gens qui n’aiment pas les nouilles ?
— Les pouffiasses thunées ?
Les mains crispées sur le volant, Sibyl entrevit le coin d’un sourire mesquin s’imprimer à la bouche adverse. Plutôt que de se vexer, elle renvoya la pique :
— Eh bien, cette pouffiasse-là raffole des nouilles. La preuve, elle a envie de toi.
Après s’être moquée des snobs qui parlaient d’eux à la troisième personne, Julia toussa trois fois et retrouva la voix d’automate qui lui servait à indiquer les itinéraires. Alors, dans un excès de confiance, Sibyl laissa échapper :
— Putain, c’est bien la première fois qu’un robot me fait mouiller !
Puis elle déglutit, gênée, tandis que ses mots cédaient la place à un silence cinglant. Au bout de presque une minute, enfin, Julia laissa exploser le rire qu’elle contenait vicieusement.
— T’es vraiment un numéro, Lucie !
Le regard de Sibyl s’égara dans les lueurs blafardes qui habillaient les devantures des hangars, le long des berges Ouest. Les larges rues étaient désertes. Droit devant, la gueule noire de la nuit avalait la ligne pointillée.
Une tristesse soudaine lui empâtait la gorge.
« Oui. Lucie est un numéro. Tu n’as pas idée à quel point… »
Enfin, le timbre monocorde l’enjoignit de se ranger sur un petit parking, entre deux entrepôts. La lumière diffuse d’un unique lampadaire laissait seulement deviner les marquages au sol mais, la zone dépeuplée, Sibyl se gara sans encombre. Sortie de la voiture, elle marcha dans les pas de Julia. Sans trop y réfléchir, elle poussa sur ses talons et, dans une large enjambée, attrapa la main calleuse que l’autre balançait. En pressant la corne de son index, Sibyl songea qu’elle aurait aimé la voir coudre. Mais cela n’adviendrait pas. Jamais Julia ne prendrait ses mesures, ni ne lui confectionnerait la moindre robe.
L’histoire se répétait.
Alors qu’elles approchaient de la lagune, l’air se chargeait des odeurs de poisson exhalées par les conserveries. Dans la quiétude de la nuit, s'élevaient soudain les apostrophes des ouvriers, les heurts des cargos, le gémissement d’un treuil et les bips stridents de tous les engins du port.
— On y est, déclara Julia en pointant du doigt une halle décorée de guirlandes à lampions. Ça ne paye pas de mine et ça pue la sueur, mais je t’assure qu’on y mange bien.
Dans tous les cas, Sibyl ne pouvait se permettre de faire la difficile. À dire vrai, l’idée atypique de deux donzelles mangeant tête-à-tête au milieu d’une cohue de marins en marcels l’amusait un peu. Quelle ne fut pas sa surprise en découvrant l’intérieur du hangar : une large salle au sol ruisselant de canaux artificiels où une trentaine de barques, disposées à bonne distance les unes des autres, accueillaient en leur coque les tables soigneusement dressées. Si l’on omettait les odeurs de hareng et de transpiration, c’était indéniablement un bel endroit.
Emboîtant le pas à sa belle intrépide, Sibyl entreprit d’enjamber le rebord d’un canot à deux places. Les dalles de la rigole lui mordirent le talon et son buste vacilla. Debout dans l’embarcation, Julia n’eut que le temps de tendre les bras pour retenir son corps gracile. La blonde était si mince – si maigre, en vérité – que l’autre la souleva sans effort par-dessus les tolets. Elles s'attablèrent. Aussitôt, une serveuse au fort accent asiatique s’enquit de leur commande et, moins d’un quart d’heure plus tard, on glissait sur leur table deux bols de nouilles fumants, l’un au poisson, l’autre aux crevettes.
Sibyl ne se rappelait pas avoir pris un repas aussi copieux, ni avoir mangé en si bonne compagnie. Un frisson inexplicable la transit, dès lors que Julia lui saisit les mains pour lui apprendre à manier ses baguettes. Son visage s’empourpra lorsque la jolie brune lui tendit une pincée de son plat, les aliments retenus par les extrémités toute humectées de sa salive. Elle n’en revenait pas, en fait, que cela l’excite plus que les baisers eux-mêmes.
Bientôt, les senteurs déplaisantes comme les allées et venues des ouvriers bruyants disparurent à ses sens, toute absorbée qu’elle était par les yeux pétillants et le rire de Julia. Elles étaient seules au monde, serrées dans cette barque, perdues au milieu du lac rose que déployait à tribord le décor mural.
« Juste là, juste une seconde, tant qu’on est sur la lagune, je pourrais être amoureuse… Juste une seconde. Retiens-la, je t’en supplie… Fais-la durer… »
— Lucie ?
Sibyl écarquilla les yeux sur la moue incrédule de sa comparse.
— Est-ce que tout va bien ? insista Julia, le regard inquiet.
Alors, Sibyl sentit le picotement sur sa fossette, la froidure d’une larme qui gelait sur sa joue. Un sanglot compulsif avait ponctué sa dernière bouchée. Le lagon et l’amour, évaporés de concert.
— Demande l’addition, somma-t-elle son hôtesse. Après, je t’emmène chez moi.
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