II
Le commissariat vibrait et bourdonnait. L’inspecteur réclama le silence.
“Messieurs, il y a quelque chose que nous devons considérer au sujet du genre d’homme à qui nous avons affaire. Il apparaît que ce n’est pas la première fois qu’il tue une femme de cette manière. Vous pouvez penser qu’il est dément. Probablement, mais il n’est certainement pas fou. Il a sa propre manière de penser. Bien que cela puisse nous sembler délirant, pour lui cela a du sens. Ne vous y trompez pas : il ne vit pas dans un monde différent du nôtre. Mais dans le même exactement. Sa frontière entre le bien et le mal s’est déplacée. Et, une fois que nous aurons compris l’origine de ce déplacement, l’épicentre du séisme, alors nous pourrions avoir une chance de l’arrêter.
“Vous parlez comme si vous les connaissiez. En avez-vous rencontré ?” l'interpella un agent.
“J‘en connais au moins un. Qui avait l’habitude de tuer exactement de la même manière.Il a été mis hors d’état de nuire, cependant. Aussi, quelqu’un semble avoir pris sa place. Nous n'ignorons pas, malheureusement, que les rues de Londres ne manquent pas de bandits et autres raclures.
“Sommes-nous sûrs qu’il s’agit d’un homme?” s’enquit un autre agent.
“Etant donné que ce type de meurtre cible exclusivement des femmes, mon expérience m’amènerait à nous en tenir à cette hypothèse.”
“Avons-nous identifié l’arme ?”
“Il s’agirait d’une dague ou d’une pointe, enfoncée entre deux côtes, directement dans le coeur. Aussi, maintenant, nous allons interroger de possibles témoins, et poser des questions alentour. Mais je dois faire ce terrible constat : nous en saurons plus lorsqu’il tuera de nouveau. Ce soir, Londres entre dans une nuit sombre. Cependant, messieurs, nous sommes le phare. Notre travail consiste à répandre la lumière et dissiper l’obscurité.”
Alors que les agents se dispersèrent, Mills se pencha vers l’inspecteur.
“Ne devrions-nous pas interroger le meurtrier que vous connaissez ?”
“Bien sûr que nous le ferons. Mais ce n’est pas le genre d’homme que l’on aborde sans un minimum de préparation.”
“L’avez-vous déjà rencontré en personne ?”
“Une seule fois, brièvement. Mais en plus du rapport officiel que vous avez lu aussi, j’ai entendu nombre d’histoires à son propos. Par un de mes amis, un officier, qui a servi en même temps lors des Guerres Coloniales.
L’inspecteur fit un geste de la tête en direction de son bureau et commença à marcher. Mills le suivit.
“Son nom est Short, colonel Walter Short. Je pense qu’il serait intéressant que vous ayez une conversation avec lui. Il vous dira sa version de l’histoire, et vous vous forgerez votre propre opinion à son sujet.”
“Quelle était sa réelle motivation pour ses crimes, d’après vous ?” demanda Mills.
L’inspecteur s’assit en jetant un regard lourd à son second.
“Vous non plus n’êtes pas convaincu de ce qui figure dans le rapport, n’est-ce pas ?
“J’ai conscience que des hommes puissent souffrir de traumatismes dus à la guerre. Nous avons même dû procéder à des arrestations de certains d'entre eux qui avaient pris le chemin de la criminalité après leur retour de la guerre. Mais je n'avais jamais observé un tel comportement durant le conflit. Cette cruauté envers les femmes. J'ai lu des rapports au sujet d'hommes qui craquaient sous la bombarde, que l'on retrouvait recroquevillés et en pleurs, ou d'autres qui s'étaient enfuis, quand certains étaient devenus hagards et détachés de toute réalité. Mais ceci…
Langhorn soupira.
"Êtes-vous familier avec les croyances des tribus avec lesquelles le colonel a formé des alliances ?"
Mills secoua la tête.
"Je vous suggère de vous documenter sur les légendes amérindiennes. Et particulièrement celles qui ont attrait aux âmes soeurs."
"Les âmes soeurs ?"
"Connaissez-vous l'expression ou bien êtes-vous vierge en matière de cœur, Mills ?"
Son second fronça les sourcils. L'inspecteur affichait un faible sourire.
"Vous vous demandez si je vous brocarde ? Je ne pourrais pas vous le reprocher. Je suis pourtant terriblement sérieux. Je vais vous relater la véritable histoire qui n'est pas dans le rapport."
Langhorn but une gorgée de scotch, et fit un geste en direction du fauteuil. Mills s'assit. Langhorn ne souriait plus.
"Le colonel Short a été grièvement blessé lors d'une embuscade. Il a d'abord été traité par le médecin du régiment. Mais son état ne s'améliorait pas. Un éclaireur de la tribu locale appela leur shaman. Une sorte de guérisseur, si vous voulez. Il fit des incantations et lui donna une décoction médicinale, qui le soulagea de la douleur, et permit la cicatrisation de ses blessures. Ce qui créa une sorte de lien entre le colonel et ce shaman. Ils eurent alors de nombreux entretiens privés tout eu long de sa convalescence. Et Short s'enticha de leur,,, philosophie. Appelons cela comme ça. Il devint plus spirituel que religieux. Il s'éloigna de la foi chrétienne pour se rapprocher de leur paganisme. Et surtout, il abusait de cette drogue qui soulageait ses souffrances."
Langhorn se leva, servit un verre qu'il tendit à Mills, et poursuivit.
"Parmi les sujets dont ils s'entretinrent, ils évoquèrent le sort de la guerre. Le shaman convainquit Short qu'il ne pourrait être victorieux tant qu'il ne trouverait pas son âme soeur. Que cela le libèrerait, et qu'il avait été envoyé dans ces contrées afin de la trouver."
Mills avait ouvert de grands yeux.
"Et comment comptait-il y parvenir ?"
"C'est exactement ce que Short a demandé. Le shaman lui a alors donné la clef : la légende dit que, quoi que vous fassiez, il vous est impossible de faire le moindre mal à votre âme soeur. Et ce, aussi bien moralement que physiquement."
"Vous êtes en train de me dire que les exécutions de ces femmes par le colonel…"
"Short sentait qu'il manquait de temps. Aussi, il a utilisé une manière expéditive."
"Vous me dites qu'un brillant officier de l'armée de Sa Majesté s'est transformé en une sorte de meurtrier pour le bénéfice de la couronne ?"
L'inspecteur haussa les épaules et secoua son verre, diffusant un léger parfum tourbé.
"Vous devez vous souvenir qu'il était extrêmement intoxiqué, au point que cela avait altéré son jugement et ses facultés de discernement. C'est précisément ce qui le sauva de la pendaison. Son avocat plaida une sorte d'état de folie."
"Et vous le croyez ?"
"Qu'il n'était pas lui-même, ou la légende ?"
"Les deux, en fait."
Langhorn dévisagea son adjoint un moment.
"Il vous faut le rencontrer."
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