Un immortel dépressif
de Charlie Toune
Je me souviens comme si c'était hier. C'était la belle époque où l'on mourrait. L'époque des cimetières, des beaux enterrements, des larmes dans les yeux des veuves en noir. Jolis temps où la mort faisait partie de la vie, et les guerres et révolutions fleurissaient dans l'ocre des champs d'honneur comme les chants patriotiques dans les cœurs.
Et puis tout changea dans ce monde en furie. Juste à cause d'un seul homme, le pire des hommes, un saint. Celui qui veut le bonheur pour tous. Comme quoi y a pas plus dangereux que celui qui impose sa façon d'être heureux aux autres.
La nouvelle tomba brutalement aux infos un dimanche matin. Je me réveillais juste aux premières caresses du soleil sur le visage. Huit heures, la radio s'alluma, allongé dans le lit, me frottant doucement les yeux, encore dans les brumes de mes rêves. Je me relevais brusquement à cette info incroyable, inimaginable du présentateur de NFM. Le professeur Zarid, le plus grand savant et humaniste de la société Orxariènne. Un mélange de vos abées Pierre, sœur Térésa, Gandhi et d’Einstein , avait infecté à son insu tous les peuples de l'Orxarie du virus « Eternity », le virus de l'immortalité.
C'était il y a exactement 125 000 ans, le 18 mai de l'an 9098. C'était le temps, le bon temps, où la mort n'était pas morte, mais fauchait joyeusement les champs de vieux. C'était mon époque de jeunesse, c'était ma vie. On m'a volé mon plus grand droit, celui de mourir et d'oublier à tout jamais le pire des cancers qui ronge tous les immortels : l'ennui total.
Après de longs débats mouvementés sur cette affaire extraordinaire. Les savants, religieux intellectuels et politiques de ma planète arrivèrent tous à la même conclusion. La vie éternelle, c'est génial!!!
Ainsi le professeur Zarid, fut proclamé génie est saint parmi les saints de toute l'Orxarie. Dans sa bonté, Saint Zarid, avait programmé dans son virus le code génétique de tous les Oxariens à l'âge de 35 ans et également la reconstitution complète du corps. C'est ainsi que les couches-culottes qui fleurissaient sur les culs des grabataires disparurent pour laisser place à de beaux jeunes Orxariens en pleine santé.
Grâce au virus, tout devenait beau, les jambes des culs-jattes, les bras des manchots repoussaient. Les aveugles jetèrent leurs sunglasses et bâtons blancs à la poubelle. Les neurones des débiles devenaient scintillants et clairs comme l'onde de cristal d'une rivière pure. Les tétraplégiques se levèrent et marchèrent. Les comateux se réveillèrent.. Les guerres disparurent par manque de morts. Les crimes devenaient inexistants. Dieu s'éteignit dans l'oubli du nouveau bonheur des Orxariens. Toute l'Orxarie dans la plénitude absolue se donnait la main pour marcher sur les chemins inconnus de l'éternité.
Au fur et à mesure que les siècles s'écoulaient comme un long fleuve tranquille. Dans le temps immuable de nos jours sans fin, commença à naitre en tous une lassitude, une morosité à la vie. Alors, pour lui donner du piment face au désœuvrement qui nous gagnait, nous inventâmes les jeux des suicides. C'était super cool, c'était mes jours heureux. On se faisait des pics-niques suicides à la campagne. On buvait, on mangeait, riait et quand nous étions complètement bourrés. Chacun notre tour, on se faisait lapider, pendre, écarteler, bruler. Une fois, je me suis fait arracher en deux par deux potes avec leurs bagnoles. C'était rien que du bonheur, on se marrait comme des bossus.
Après les suicides devinrent collectifs, nous nous massacrions à la grenade, à l'obus et puis vinrent les grands suicides à la bombe nucléaire, ça, c'était le pied. Se sentir se désintégrer, pour se reconstituer aussitôt procurait des frissons de grands plaisirs.
Mais très vite tout cela devint lassant. Notre vie redevenait, d'une banale banalité. Le gris de l'abattement s’assombrissait de plus en plus dans nos âmes. Et puis on se laissa aller à l'ennui, à l'ennui mortel, ce qui est le comble de l’ironie pour un immortel.
Les premiers à devenir dépressifs furent les derniers serials killers qui restaient. Ils ne pouvaient plus supporter de massacrer une famille dans la pure perversion maladive et de la voir ressusciter aussitôt en se marrant comme une baleine.
Et puis ce fut le tour des capitalistes, ils en avaient marre d'êtres riches. Pour s’occuper, ils distribuaient leur argent aux pauvres. Mais ceux-ci n’en avaient rien à faire. Les nantis avaient même proposé aux manants de prendre leurs places. Mais les pauvres n'en voulurent pas, ils étaient bien trop occupés à s’emmerder dans leur propre vie. Y a eu même des escrocs qui vendaient de la fausse mort en pack sur le circuit virtuel. Mais les escrocs s’ennuyèrent vite de leur propre escroquerie. Rien que le fait de réfléchir devenait fatigant, et surtout de plus en plus inutile. Un peu à la fois, le pouvoir maléfique de l'argent perdit de son influence, jusqu'à disparaitre totalement. Tout comme le travail, les loisirs, et l'amour.
Nous trouvions de plus en plus astreignant, et chiant de faire l'amour. Nous n'avions plus de gout à rien, on ne se reproduisait plus. Les artistes, les peintres épuisés par la lassitude du plat pays qu'était devenue leur vie. Rangèrent leurs pinceaux, les chanteurs leurs voix, les musiciens leurs doigts. Les Hugo vidèrent leurs encriers, les danseurs s’affalèrent sur les canapés. Et les conteurs et acteurs mangèrent des boules Quiès. Le silence de l’absence des artistes devint la dernière étape de notre déchéance.
Notre société tomba dans le noir de la médiocrité et nous devînmes une civilisation de clodos sales, crasseux, fainéants, vivants dans des rues et villes à l’abandon. Nous n'avons plus qu'une seule pensée en nous, une seule Lumière qui nous éclaire, celle de mourir un jour.
Bon, je vous laisse les humains, je m'en vais mourir d'ennui dans un autre coin de l'Univers. Je reviendrai dans dix-mille ans, vérifier si vous êtes morts...bande de chanceux de l'oubli éternel !!!
CharlieT
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