Le chœur de l'Abbaye et le mécène
On était tous là dans l'église autour de Damien, notre maître de chœur.
Tenue décontractée, à dominante de blanc et de noir, pour une nouvelle répétition, cette fois plus officielle, en orphéon comme on se plaisait à le dire. Le terme certes un peu pompeux convenait aux circonstances particulières. Prendre de la hauteur permettait de mesurer notre ambition et la tâche à accomplir se révèlerait importante.
Ce matin, nous devions nous produire devant un mécène, un philanthrope qui donnait l'air très sûr de lui, craquelin. Du moins, l'impression, peut-être fausse, que les uns et les autres nous avions, en regardant une très belle photo d'un leader du monde entrepreneurial, tirée d'un grand magazine The Economist.
Depuis quelques mois, nous participions au programme de rénovation des édifices historiques et du patrimoine vernaculaire. Stéphane Bern nous rencontra, lors d'un tour de France. Un rapide parcours des lieux, en présence d'un architecte des monuments nationaux. Cela permit de démontrer l'importance de conserver cette très belle abbaye du XII ème siècle. Non seulement pour son attrait architectural mais aussi en regard des congrégations monacales ou noniales qui se succédant organisèrent toute la vie économique de la région sous l'autorité seigneuriale.
À cette époque d'âge roman du Moyen-Age, les templiers établirent également un temps leur commanderie et en firent un haut-lieu de leur ordre, issu du concile de Troyes. Alors, il planait au-dessus de ces vieilles pierres, l'idée sans doute farfelue mais fascinante et attirante que quelque cache secrète recèlerait un trésor.
Dans une région d'Occitanie, l'abbé Saulnière n'avait-il pas restauré une vieille église avec des moyens financiers dont il ne pouvait disposer ?
L'idée chemina en ces lieux abbatiaux qu'en faisant appel au mécénat d'entreprise, il deviendrait possible de rénover l'ensemble de l'abbaye et de ses dépendances.
La pierre, sur le périmètre extérieur et en piètement, s'avérait très abîmée, comme lêpreuse. Des infiltrations sans doute depuis les toitures, mais aussi par des remontées d'humidité, minaient les murs et les colonnes. Il faudrait sans doute entreprendre des travaux d'assainissement et d'assèchement. Cela sous-entendait des moyens techniques qu'une collecte de fonds par Internet ne pourrait financer.
L'âme de l'édifice nous parlait, nous suppliait de l'aider.
Alors, il nous apparut comme une évidence qu'il fallait chanter notre amour des musiques baroques au sein de ce site chargé d'histoire pour révéler et mettre dans la lumière, la spiritualité intense de l'endroit.
L'enceinte présentait une qualité accoustique extraordinaire que rien ne laissait présager. Mais une fois le silence établi, le moindre frôlement suscitait immédiatement un écho. Avec l'habitude, nous prenions la mesure du lieu et abstraction des odeurs de salpêtre qui pourtant nous prenaient à la gorge. Il nous fallait ventiler une bonne heure durant avant de pouvoir commencer une répétition. Ce matin, nous allions chanter pour une raison tout-à-fait spéciale.
Pour une double raison.
En premier lieu, nous voulions sauver cette immense bâtisse. Et pour attirer l'attention des médias, nos recherches se portèrent sur des associations devant qui nous voulions nous produire en les faisant assister à nos auditions. Nous pensions à des jeunes, en échec scolaire, ou pour certains en état de perte de repères, les amenant parfois à se réfugier dans une forme sévère d'isolement, d'abandonnique.
La musique, les voix d'un chœur et la force du lieu conjuguées pouvaient justifier l'intérêt d'un mécène à investir dans l'humain et dans la pierre. Après plusieurs répétitions, une grande assiduité, le matin tant attendu se présenta. La température estivale augmentait progressivement et nous attendions notre invité de marque.
Des projecteurs, déployés par les équipes de reportages, dardaient leur lumière vive. Prisonnières, de fines particules de poussières et de matériaux réduits à l'état de poudre blanche dansaient dans le halo. Nos souliers et nos vêtements témoignaient de cette ambiance. Ce lieu méritait d'être assaini et nous prenions un risque majeur à chanter-là.
Les deux vantaux de la porte en bois et ferrures anciennes étaient grand ouverts. La lumière du matin filtrait à présent en longs filaments multicolores, à travers des vitraux usés par le temps. Venant de chez le maréchal-ferrand, le son métallique d'un marteau résonnait dans l'air sur l'enclume et l'onde traversait l'espace en ce mois de juin.
On entendit par la suite de petits coups. Là, l'artisan devait sans doute travailler et nettoyer une pièce de métal qui chauffée au rouge et chargée en carbonne produisait en se refroidissant des impuretés sous une forme grise et laiteuse. Pour plaisanter, il aimait à dire qu'il cokéfiait.
Du coup, ses amis et voisins disaient de lui qu'il était " coq et fier ".
Sans doute l'étions-nous aussi quand un premier groupe se présenta en contre-jour dans l'allée principale. Comme par enchantement, toute nuissance extérieure cessa. Après quelques pas crissant sur la pierre froide, les membres distingués, en tenue d'été, eu égard à la chaleur déjà naissante, prirent place sur les bancs, certains poussant des missels oubliés.
Au centre de ce groupe se distingua le visage de notre invité, comme éclairé par une lumière céleste.
Puis à notre étonnement, une cinquantaine d'adolescents se présenta en une longue file ininterrompue et vint s'assoir autour de nos invités. Damien se raidit, adressa un signe de tête à notre invité de marque, puis nous fit face, un léger sourire de complicité au coin des lèvres.
Alors l'orphéon ouvrit son âme.
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