Dernier voyage !

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Jake lisait une bande dessinée de Strange, assis sur un banc rigide, en matière plastique, de l'arrêt de bus. L'air semblait plutôt frisquet à cette heure tardive et la lumière des néons, derrière les vitres publicitaires de l'abri, le réchauffait un peu. Du moins, en avait-il l'illusion. Les voitures se faisaient rares et à chaque passage d'une automobile, le jeune garçon jetait un coup d'oeil comme pour se rassurer ou tromper l'ennui.

Après les X-Men, il commença la lecture d'un épisode de Dardevil. L'homme habillé d'une combinaison très moulante de couleur rouge, aveugle depuis un accident dans sa jeunesse, maîtrisait son environnement. Il développait des capacités de perception hors du commun ce qui bien sûr fascinait Jake. Mais surtout, ses qualités physique et sportive lui donnaient un avantage certain et non négligeable sur les malfrats qu'il appréhendait la nuit.

À l'affichage numérique, le prochain bus 335 pour la banlieue arrivait dans dix-sept minutes. Alors, Jake s'arma de patience. Il remonta le col de son blouson et coinça son livre entre les cuisses, le temps de se réchauffer les mains. La température ambiante baissait sans cesse et à présent l'adolescent produisait de la vapeur à chaque respiration.

Coïncidence, l'histoire qu'il lisait évoquait un ennemi dont le pouvoir consistait à congeler tout sur son passage. Et le comble était que les affiches qui couvraient les panneaux publicitaires de l'arrêt de bus vantaient les mérites de cônes de glace, croquants, avec force de chocolat, de café et de praline.

*

Jake leva à nouveau son regard en direction de la chaussée. Difficile de rester concentré sur les images de la bande dessinée d'autant que son regard s'embrumait. D'un revers de main, il évacua des larmes et essuya avec sa manche son nez qui coulait. Quelques flaques d'eau offraient à présent des surfaces lisses et figées. Cela n'avait aucun sens en plein mois de juillet. Les platanes et les acacias dans les contre-allées prenaient des tons vert-marron.

Des feuilles jonchaient le sol en dégageant de petites fumées sous l'action du gel. La croix verte et clignotante d'une pharmacie, un peu plus haut dans la rue indiquait 23 h 30 mais aussi 10 °C en deçà de zéro. C'était dingue ! Partout, des éclats de lumières se reflétaient dans la moindre surface verglacée. Le jeune homme se redressa et commença à sautiller sur place pour se réchauffer.

Il plia sa revue en deux et la glissa dans une poche intérieure de son blouson. Il enfonça sa casquette sur ses oreilles et remonta sa fermeture Éclair au maximum. Il plaça chaque main sous les aisselles et reprit ses sautillements. Alors tout prit une dimension nouvelle et inattendue. Des impacts violents se firent entendre sur le toit de l'abri et sur la chaussée.

À chaque crépitement, Jake rentrait la tête dans les épaules, plus par réflexe que pour se protéger. Sur la route et les trottoirs, des giboulées de la taille de balles de tennis commençaient à couvrir toutes les surfaces à une vitesse impressionnante. Le bruit devenait angoissant et assourdissant. On sentait que l'air se glaçait encore davantage.

La croix fluorescente de la pharmacie ne fonctionnait plus. L'une des parois vitrées de l'arrêt de bus explosa d'un coup, malgré l'épaisseur du verre, en déversant ses éclats qui se mélangèrent aux amas glacés. Les chocs sur le toit de l'abri s'amplifiaient de seconde en seconde et mettaient à dure épreuve la résistance des matériaux.

Quelle que soit la direction vers laquelle le regard du jeune ado se portait, tout devenait blanc et immaculé. Deux lampadaires explosèrent en dégoulinant de gerbes d'étincelles. Le métal de la structure d'éclairage donnait l'impression de fondre. Des bacs à géraniums, échappés sans doute d'un balcon sous l'emprise d'une rafale capricieuse, s'écrasèrent sur la rue et le trottoir. Puis disparurent dans les grumeaux glacés.

Personne ne prendrait le risque de braver les éléments à cet instant précis. C'était une évidence. Et dès lors, l'adolescent se sentit très seul. Il éprouvait des difficultés à appréhender la situation. Cela dépassait l'entendement. Il chercha du regard à se rassurer mais ce qu'il entrevit le conforta dans sa situation de plus en plus isolée.

Les derniers clients en terrasse de cafés-brasseries situés à quelques centaines de mètres se réfugièrent en catastrophe dans les salles intérieures. Les stores se replièrent à la hâte et certains rideaux métalliques couinèrent en descendant fatigués vers le sol. Le bruit infernal augmentait encore et une peur insidieuse, ancestrale, reptilienne, commença à s'extraire du cerveau embrumé de Jake. Son estomac et son ventre se nouèrent.

*

Impossible de se réchauffer.

Le vent se levait de plus belle et la pluie de grelons prenait une incidence en biais. Alors Jake se hissa d'un bond sur le banc pour s'isoler du sol à présent jonché de granulats glacées. Le plafond de l'arrêt de bus se constella d'impacts. Et par endroit de l'eau fumante passa à travers comme s'il s'agissait d'acide. Alors, sans prévenir, l'abri céda en explosant, entrainé par la force destructrice d'un tronc d'arbre voisin qui venait de s'effondrer. L'écorce donnait l'impression de se consumer sans produire de flamme.

Le corps de Jake gisait prisonnier dans un fatras de vitres brisées et de montants issus de la structure métallique. De nombreux éclats de verre constellaient son visage ce qui l'obligeait à sourire et plisser les yeux dans une étrange grimace sous l'effet de l'intense douleur. Des gouttes écarlates ruisselaient sur la neige, tissant à présent une sorte de réseau veineux.

Jake résistait à la mort.

Mais l'inéluctable prendait le temps nécessaire.

Dans un état de semi-conscience, le jeune étudiant constata que ce qu'il prenait pour une tempête de grelons à base d'eau, étaient en réalité une pluie d'acide réfrigéré. Alors, l'image fugace d'une trainée blanche de kérozène en paillettes dans le ciel à près de dix mille mètres d'altitude se fraya un chemin dans son esprit perturbé. Il distinguait à travers ses yeux plissées ses propres vêtements se dissoudre et bientôt la douleur liée aux brûlures sur la peau devint insoutenable.

Il glissa fébrile une main couverte de cloques dans la poche arrière de son jean et réussit à lancer une station de radio programmée. Après quelques flashs publicitaires interminables, puis le jingle de la fréquence, il reconnut la voix d'un crooner mémorable. Ô bien sûr, il n'était pas né au moment de la sortie de ce tube planétaire repris par Franck Sinatra sous le titre de Stranger in the night.

Les grelons tombaient à présent avec une extrême densité bien que le diamètre de chacun semblât plus réduit. La musique mourante cessa en saccades frénétiques. Un observateur extérieur ne décèlerait sans doute rien dans cet amoncellement de tronc, de branches et de feuilles constellées d'impacts neigeux. L'abri s'étalait éventré au sol. Des morceaux d'affiche fumante claquaient dans le vent qui jouait sa partition avec rage et plaisir. Et cette neige acide verglacée recouvrait tout d'un linceul lumineux et brûlant.

*

Tout était blanc.

Blanc ! Et rouge aussi, de plus en plus.

Jake sentit un liquide chaud et onctueux à la base du crâne qui telle une rivière rouge, chercha un passage vers son visage. Pour échapper à cette réalité, il projeta son esprit dans un igloo sur la banquise. Le vent soufflait et déplaçait des colonnes de neige qui se regroupaient en congères. Les chiens de son traineau pleuraient par moment pour répondre au mugissement de la tempête. Il se vit alors comme un super héros, un Dardevil des glaces, défait après un combat épique et sans pitié contre une bande d'ours polaires affamés, à l'affût d'une proie facile.

Alors il lâcha prise.

Il cessa de lutter contre les éléments. Il se sentait à la fois bien et très las, épuisé. La douleur se situait bien au-delà du supportable et il ne pouvait plus crier. Il avança sans crainte dans une sorte de rêve impossible, un paradis blanc et rouge à la fois, attiré par une étrange et magnifique lumière...

Alors la tempête cessa et il régna une silence grandiose et éternel.


=O=

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