Le Collectif de la page blanche en grève

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Tout arriva de manière insidieuse, sans prévenir.

Je prenais un bol de café et contemplais par la fenêtre les oiseaux qui barbotaient sur le lac au milieu des roseaux. J'aimais écouter leurs conciliabules, cette façon presque humaine d'échanger sur les derniers potins. Colverts, sarcelles, foulques... Et parfois en bande, tadornes ou bernaches.

Le bonheur devenait total quand le soleil venait poindre sur l'horizon au-dessus des étangs dans un ciel sans nuage. La chaleur naissante incitait à faire réagir les étendues humides constellées d'insectes en créant une brume thermique qui par effet de loupe, démultipliait les rayons de l'étoile en milliers d'étincelles.

Les toiles des araignées prenaient aussi le relai, qui de leurs pièges de soie tissés avec patience, captaient de fines gouttes de rosées. On pouvait lire dans chacune d'elles, une capture photographique de la nature, comme l'image multiple d'un immense et impossible kaléidoscope...

Alors à regret, j'abandonnais mon émerveillement pour me consacrer à ma routine quotidienne. Je me donnais pour ambition de rédiger l'équivalent de dix mille signes ce qui bien sûr, sur mon écran d'ordinateur, prenait tout son sens. Je pouvais suivre, reprendre, corriger, déplacer, avancer ou retirer des passages au gré du scénario qui se mettait en place.

*

Cela me semblait facile.

Il suffisait de m'asseoir.

D'allumer l'écran et de charger mon éditeur.

Une brêve relecture et toute la mécanique se remettait en place.

Cependant, il arrivait qu'une idée "lumineuse" survienne au petit matin et vienne alors contrarier mon précieux édifice. Je me retrouvais à naviguer dans des eaux troubles. Il fallut revoir l'enchaînement de certaines scènes, déplacer des répliques ou des souvenirs propres à chacun de mes personnages.

Je vous imagine sceptiques à l'évocation de cette possibilité.

Mais je vous assure. Je les entendis raler après moi l'auteur, soi-disant, seul maître à bord. Arcboutés à toute idée de rejouer telle ou telle scène. Bien sûr, je pouvais à loisir et sournoisement les éliminer sauvagement au moment que je jugerais opportun. Dans une ruelle sombre, lors d'une explosion ou après une chute. Par tout moyen qui ferait bien mes affaires. Après tout, ô privilège suprême, je détenais seul la vérité et dans ma main le pouvoir de leur devenir.

[...]

Sans doute, avais-je cependant dépassé une limite invisible du moins à mes yeux.

Tout se cristallisa ce matin-là. L'heure d'une vengeance sourde sonna.

Un piquet de grève s'établit au tout début d'une page, juste avant le titre du Chapitre 15. L'espace à suivre affichait un blanc immaculé et rien ne venait, nada, un gouffre, le néant. Le glacier du Mont Blanc, les neiges du Kilimondjaro, la Terre Adélie. Je vis alors au-dessus de l'intitulé du chapitre et tout en remontant dans les allées des paragraphes du chapitre précédent, les signes évidents d'une révolte se mettre en marche. Et je lus alors, au milieu de colonnes de mots, des banderolles revendicatrices se faire jour.

Non aux idées géniales !

À bas les auteurs du matin et que vivent les écrivains de la nuit !

Plus un mot ne sortira tant que nos revendications n'auront pas été entendues !

[...]

D'évidence, ils obtiendraient gain de cause car au bout d'une semaine écoulée, je n'avais toujours rien écrit.

Épuisé, je tournais en rond autour de ma table de travail. J'arrivais parfois pour faire mes exercices en tenue de jogging, prêt à en découdre. J'exécutais des pompes, des flexions, des extensions. Puis des assouplissements. Avec une balle en mousse, je réalisais un jeu de mise en action d'improvisation. Je l'envoyais contre un mur en lâchant un mot, avec l'espoir qu'au rebond suivant un autre me revienne.

Mais rien ne se produisait.

Désespérant !

Je vous passe sous silence les échecs dans la négociation. Il me fallait joindre chacun de mes protagonistes et tenter de lui faire entendre raison. Menaces ou méthodes douces, je promettais des choses que je n'étais même pas sûr de tenir. Capable de tous les mensonges, j'assurais d'un destin plus prometteur, tout en finesse, ou plutôt sentimental, voire avec des élans dramatiques ou encore des relations torrides.

Incorruptibles, ils campèrent sur leur position. D'autres slogans apparurent.

" À mort les usurpateurs d'inspiration "

" Oui au référendum pour des mots partagés et libérés "

" Les promesses n'engagent que ceux qui les écoutent "

[...]

Peu à peu, je déprimai.

Je ne mangeai ni ne dormai.

Je ne me rasai pas.

Je bus de l'alcool cul sec et des litres de café.

En pyjama toute la journée, je maintins mon corps dans une hygiène douteuse.

Pas un mot, pas une phrase, ne vint me rendre visite.

Pas même une espace, un blanc.

J'étais fini. À moins que...

=O=

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