Je me souviens de toi !

4 minutes de lecture

Je me souviens.

De tout.

Dans ces moindres détails, des couleurs, du bruit, de ton odeur, de tes manières, de ton allure.

Assise dans un coin, à l'abri de la lumière, j'aimais beaucoup cette position en retrait pour observer à loisir les gens. La musique forte à travers les enceintes semblait les faire respirer sous l'impact des décibels. Sur la piste, une foule bigarrée, débridée se défoulait, gesticulait et reprenait le refrain...

Quand la musique est bonne !

Bonne... bonne... bonne...

Quand la musique donne !

Donne... donne... donne... ♫

Devant moi, un Whisky coca lançait des éclats d'ambre. La chaleur de la boîte de nuit diluait la glace. L'alcool semblait perdre lentement son emprise. Je me sentais bien, détendue, désinhibée. Dans une jolie robe bleue, une ceinture à boucle et une broche discrète, mes longs cheveux noués en arrière, j'y glissais les branches de mes lunettes pour me permettre de voir de manière indistincte toute cette jeunesse endiablée. Immergée dans cette débauche de nuances bigarrées, j'accédais à ce monde, comme connectée.

Autour de ma solitude, telle une île entourée de couples, de groupes et d'individus comme autant de continents et d'archipels, la pénombre et la lumière dansante dessinaient tout à tour des contours, des reliefs et créaient des entités éphémères.

Des ombres assises sur des poufs ou des banquettes s'agitaient en cercle autour de tables basses. Leurs visages s'éclairaient de reflets fugaces d'un rouge vacillant, comme provenant d'une sorte de sémaphore sur un océan d'ébène. Là-bas, tout au fond, je distinguais ce regard, sous la lumière froide du bar.

Des gens se pressaient vers le serveur, à l'ouvrage derrière le comptoir, pour commander des boissons, mais cet homme au contraire m'observait. Je ne voyais qu'une partie de sa silhouette qui tranchait en clair-obscur, parfois envahie et révélée par les flashs filants de la boule à facettes.

*

D'un seul coup la musique cessa.

Ou plutôt, le rythme devint nettement moins frénétique. Les décibels en se reduisant enlevèrent de leur emprise à l'atmosphère chargée. Quelques notes en arpège d'une guitare électrique dégoulinèrent... Oh, oui je savais ! ce slow formidable. Je l'avais sur le bout de la langue. Un de mes neurones encore de service partit en expédition dans mes archives et revint avec les informations — Still loving you du groupe Scorpions —. Le titre cartonnait sur les ondes, toutes ces dernières semaines...

Time, it needs time
To win back your love again
I will be there, I will be there

Sur la piste, la lumière tamisée laissait passer à présent des drapés de rouge, de bleu, de doré. Des couples s'enlassaient et j'espérais secrètement être à leur place.

...

  • Vous dansez !
  • ...
  • Mademoiselle, vous dansez ?
  • Heu. Oui ! Hum. Avec plaisir...

*

Dès cet instant, tous mes souvenirs s'évanouirent dans la nuit comme si j'entrais dans une nouvelle dimension.

Tout en avançant, j'eus l'impression de fendre un marais sombre pour m'élancer sur un lac phosphorescent. Tu me pris la main, me serras le creux de mes reins en laissant à peine un espace entre nous et tu posas ta tempe contre la mienne. Je luttai à peine et j'acceptai cette promiscuité troublante.

I'll fight, babe, I'll fight
To win back your love again
I will be there, I will be there

Je sentis ton parfum délicieux, une peau un peu râpeuse par une pilosité évidente mais tout de même agréable. De ce contact émanait un charme rassurant, un envoûtement et je ne fis rien qui puisse aller contre. La guitare et le batteur accompagnaient la voix forte et sensuelle du chanteur et je reçus comme un appel.

Ton visage se tourna à peine et tu laissas avec une douceur infinie l'esquisse d'un baiser au coin de mes lèvres. Je ne résistai pas en rendant avec la même patience et une passion réfreinée ce délicat baiser.

Tu me souris. Et je crus le faire en retour.

J'avais posé ma tête sur ton épaule et je m'étais laissée aller en me collant contre toi. Bien des musiques langoureuses plus tard, tu m'avais raccompagnée et remerciée. Je n'avais rien fait pour résister malgré le plaisir que j'avais éprouvé. Je t'avais vu repartir dans la foule qui se jetait à présent hystérique sur la piste pour danser sur When The Rain Begins to Fall.

*

Je vis une femme qui t'attendait au bar dans une très belle robe rouge. Elle semblait ne voir que toi. Elle t'embrassa sur la joue en posant une main complice sur ton bras. Tu lui souris et, quelques instants plus tard, votre couple disparut.

Je me sentis un peu déçue, sans doute. Peut-être aussi, très surprise.

Je venais de passer un moment délicieux et, semblait-il, partagé. Tu n'avais pas profité de la situation. Juste un chaste baiser. Et un échange sensuel de mille émotions dont mon corps n'arrêtait pas de me rappeler les bouleversements. Je pris alors une grande respiration et bus plusieurs gorgées pour apaiser le flot de ressentis.

La glace avait totalement fondu à présent.

Le verre posé sur la table me renvoyait plusieurs versions de mon visage.

Et je me vis alors rayonnante et très belle.

*

10 ans plus tard

Je marchais le long du Canal Saint-Martin, entre le Xème et XIème arrondissement de Paris quand je reconnus ton visage, à bord d'un bateau de plaisance qui abordait l'écluse.

Ton regard quoique changé croisa le mien qui devait l'être également.

Un instant, tu souris comme si la lumière du souvenir de cette soirée se ravivait dans tes yeux. Je crois qu'un sourire vint s'installer en douceur sur mes lèvres alors que des mots indicibles se formaient dans les airs.

Des portes larges serviles s'ouvrirent sur l'aval en direction du Port de l'Arsenal. Le spectacle fascinait toujours les chalands et les touristes créant un attroupement, quelques photos, parfois des échanges de saluts pour la forme, par courtoisie comme pour souhaiter un beau voyage.

Alors dans l'embarcation, une fois les amarres détachées, la manœuvre de sortie de l'écluse reprit son cours, et le flot du temps emporta l'embarcation et le navigateur hors de mes pensées...

=O=

Annotations

Vous aimez lire Jean-Michel Palacios ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0