Un feu de bois !

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Assis dans un fauteuil fatigué qui grinçait au moindre mouvement, Jacques repensait à sa vie, le regard perdu devant le feu de la cheminée dont les flammes dansaient sur le verre usé de ses lunettes.

*

Un plaid à carreaux couvrait ses jambes lourdes.

Des larmes roulaient sur son visage ridé et s'immisçaient dans les plis de sa chemise au col élimé. Une douce odeur de tabac à pipe flottait dans l'air et se mélangeait à celle du malt d'un whisky.

Un livre à la couverture de cuir sombre, plusieurs fois relu et dont le titre, Le vieil homme et la mer d'Ernest Hemingway, luisait sous l'éclairage changeant, chevauchait l'un des accoudoirs. Arnold, le seul et dernier chat de la maison, ronronnait en boule sur les genoux de son maître.

Le balancier d'une grande comtoise donnait la mesure du temps qui passe. Elle semblait interpréter, si on y prêtait attention, cet air très connu d'une chanson de Jacques Brel sur Les vieux et ce leitmotiv inquiétant en refrain :

" Qui dit oui qui dit non, et puis qui les attend. "

Tout cet univers s'imprégnait de l'odeur insidieuse du bois de chêne. Ce dernier, dans une ultime bataille, se consumait en flammes bleutées et rouge orangé dans l'âtre de la grande cheminée de pierre ornée de beaux chenets en fonte.

De la sève suintante s'échappait parfois en produisant des bulles qui crépitaient en finissant dans la cendre. Les bûches relâchaient leur essence, témoin d'une âme ancienne datant d'une époque où elles se dressaient fières dans les houpiers des chênaies et couvraient le sol de la forêt de leur ombrage.

Jacques, malgré son grand âge, n'oubliait rien. Hypnotisé par le spectacle du feu, il repensa à son ancien et dur métier de charbonnier en forêt de Brocéliande avec la réalisation de fouée¹ au moment de l'automne. On dressait une cheminée centrale de forme triangulaire autour de laquelle on constituait la motte ou meule de charbon de bois.

Le bois ramassé, derrière le passage des bûcherons, provenait des essences de bouleau, de chêne bien sûr et de hêtre. Cette vie itinérante s'organisait en famille dans des maisonnées de circonstances, des sortes de huttes constituées de branchages et de terre baptisées loges. Le charbon s'obtenait par cuisson à l'étouffée une semaine durant.

Et donc tout le monde s'imprégnait de bois brûlé et cette odeur tenace et forte accaparait les souvenirs de Jacques. Elle lui permettait de repenser à sa femme Jeanne et il évitait ainsi la déprise. Il la revit, dans sa belle robe estivale, et lorsque tous deux, main dans la main, promis l'un à l'autre, ils franchirent les flammes aux Feux de la Saint Jean.

*

Parfois un vent de terre agitait au dehors les genêts en fleur et couraient par les sentes bordées de talus. Se heurtant à la pierre en granit de la longère, il glissait sur l'ardoise et s'en prenait alors à la fumée qui s'échappait de la cheminée, comme une envie irrépressible de respirer l'âme de la maison.

À l'intérieur, dans son isolement relatif, Jacques entendait ce vent gémir en provoquant un puissant appel d'air par le conduit de fumée. On penserait bien volontiers un fantôme, qui résidant dans le manteau de l'âtre, se réveillerait et voudrait conter ses mémoires. En essuyant d'un revers de main, ses joues humides, le vieil homme s'étonna de son imagination toujours aussi vive. Il s'amusa d'entendre cet invité inattendu qui, d'habitude si peu disert, revenait en hurlant lors des jours de fortes marées et de tempêtes.

*

Il fallait qu'il se lève !

Il n'allait pas rester ainsi toute la journée à respirer cette odeur de feu de bois à laquelle il s'attachait depuis si longtemps comme à une amie. Elle agissait sur lui tel un baume, un somnifère en s'insinuant par ses narines.

Il dérangea son greffier à poils longs.

Celui-ci miaula en s'étirant de toute sa longueur, non sans sortir ses griffes qui s'accrochèrent un instant dans le velours côtelé du pantalon de son maître. Une fois libéré de l'animal, le vieil homme put retrouver son autonomie, se redresser et saisir son fidèle bâton de marche.

Il devait entamer sa balade journalière, cette sorte d'activité de résilience qui l'empêchait de sombrer. En effet, il visitait son épouse qui patiente l'attendait au cimetière, sous un marbre mauve et des fleurs de novembre. Il s'obligeait ainsi à ce rendez-vous régulier de peur qu'elle ne le lui reproche.

Au moment de franchir le seuil de la maison, il entendit, venant de la cheminée, du bois éclater sous l'effet de la chaleur et des sifflements monter dans le conduit comme si le feu voulait le suivre. Jacques s'en alla par la lande, accompagné de la douce odeur de sa demeure, du parfum humide des poils du chat, du tabac à pipe, des vapeurs de whisky et bien sûr des bûches se consumant dans l'âtre.

Il passa le centre-ville du hameau, salua avec amabilité des voisins qu'il croisait toujours avec un mot gentil, une blague ou juste un signe de la main portée à la visière de sa casquette qui coiffait son crâne dégarni.

Tout en marchant, il raviva dans la bouche un goût mélangé de café et d'alcool en sollicitant sa salive. Cela lui permit de révéler à nouveau les odeurs du marc et du malt.

*

Son cerveau lui rappelait sans cesse des souvenirs, grâce à l'emprise de ses sens et bien que son corps vieillisse.

Sa vue baissait.

La peau de ses mains calleuses éloignait chaque jour un peu plus la facilité qu'il lui restait à se saisir d'objets du quotidien et à cela s'ajoutait l'arthrose de ses articulations.

Lui restait encore l'écoute, le goût et surtout l'odorat.

Les odeurs représentaient de précieux messagers attachés à sa mémoire. Parfois, il allait dans la grande armoire bretonne de sa chambre à coucher et se plaisait à enfouir son visage dans les chemisiers de Jeanne qui lui révélaient une fois encore son délicieux parfum, toujours présent et pourtant indicible.

*

Alors il entra dans le cimetière et vint s'asseoir au bord de la pierre marbrée.

Il arrangea ou redressa des plantes en pot, renversées par ce vent si irrespectueux. Puis fort de tout son petit monde, il se mit à parler à Jeanne et celle-ci, très patiente l'écouta, ravie de pouvoir respirer, une nouvelle fois, le bois de la cheminée...


=O=


¹ La fouée : pour la transformation du bois en charbon, les charbonniers édifiaient ce qui fut appelé des meules, parfois des charbonnières ou des fourneaux et le plus souvent des « fouées ». La fouée est aussi une petite boule de pain, cuite au four et fourrée encore chaude de rillettes, de grillon, de champignons, de mogettes ou de beurre, selon les régions. Issue du terroir gastronomique de l'ouest de la France elle est plus connue sous le nom de fouace angevine en Anjou.

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