L'écrivain qui ne voyait pas !
Voici quelques années, j'étais inscrit sur un site d'enseignement à distance pour suivre une formation d'écrivain. Il existait en la matière plusieurs sortes de formules et je ne savais pas exactement si le choix que je retenais me serait profitable.
Avec le recul, je sais aujourd'hui que les supports de "cours" contenaient sans aucun doute toutes les informations nécessaires et utiles à réaliser une nouvelle, un polar, un thème sentimental, une uchronie ou une contre-utopie.
Mais cela restait purement théorique car tant que je ne m'étais pas réellement investi dans l'histoire, la trame que je souhaitais écrire, en utilisant mes propres mots, cela restait du domaine du rêve, du fantasme ou de l'utopie.
Souvent le doute m'étreignait à cet instant où les difficultés apparaissaient à naviguer et trouver le cheminement d'un scénario qui tienne la route, articuler la vie et l'interaction des personnages, jouer avec des péripéties et des rebondissements, respecter des règles de style et bien d'autres contraintes encore...
En fermant les yeux, j'arrivais, du moins le croyais-je ainsi, à voir les phrases se mettre en place, ainsi que les différentes péripéties. Mon imagination était sans limite et tout me semblait possible, réalisable, simple, limpide. Mais dès que j'ouvrais les yeux, alors tout se diluait et devenait confus.
Pour contourner ces difficultés, ou tout du moins pour les approcher d'une manière différente, le site offrait, comme sur celui de Scribay, la possibilité de présenter successivement les différentes versions du texte, à différents stades d'élaboration. Dès lors, chaque membre du site pouvait contribuer par ses critiques et représentait également, une source d'inspiration et de conseil pour tout un chacun.
Les profils d'apprentis-écrivains permettaient de déceler leur niveau d'écriture en fonction de leur avancement dans leur cursus d'auteur. Mais au final, cela importait peu. Ce qui semblait vraiment important était de développer un sens critique et de faire part de mes ressentis en étant le plus sincère possible. C'était par là-même une occasion, tout à fait bénéfique, d'affiner ses propres réalisations. En essuyant les plâtres de l'un ou l'autre des thèmes proposés, je me confrontais aux difficultés de compréhension et de réalisation. Un formateur-relecteur intervenait in fine et mettait l'accent sur les forces et les faiblesses de ma version écrite définitive.
Au bout de quelques mois, tout m'a semblé plus clair et je me sentais peu à peu plus légitime à délivrer des conseils, pour aborder telle ou telle notion littéraire. J'envisageais la chose comme une forme de retour d'expérience que je souhaitais partager. J'ai eu ainsi inégalement des bonheurs et des échecs.
Mais je retiendrai ici uniquement le positif car une personne en particulier, fut pour moi très enrichissante et très révélatrice, et ceci à plus d'un titre.
Dans le cursus que je suivais sur une année de formation, je devais aborder successivement vingt-deux thèmes. J'ai commencé ainsi à entretenir des échanges très intéressants avec plusieurs personnes dont un médecin, un informaticien. J'ai eu également deux ou trois autres personnes avec qui j'ai pu développer des échanges très productifs pour lesquels j'ai eu le sentiment d'une reconnaissance réciproque. Nous étions dans le même navire et nos difficultés individuelles d'écriture servaient le groupe informel que nous formions.
Puis vint le tour d'une personne qui devait surmonter un handicap et dont je n'avais nullement conscience et ceci durant plusieurs semaines voire plusieurs mois. La qualité de nos échanges, de nos impressions, de nos métaphores, de nos approches de compréhension comparée, dénotaient chez mon interlocuteur de signes évidents d'ouverture, de sensibilité extrême qui semblaient plus exacerbées que chez moi-même, pourtant hypersensible de longue date.
J'ai commencé progressivement et de façon très subtile à comprendre que cette personne, un homme dans la trentaine et dont je garderai pour moi l'identité, devait utiliser une aide, une assistance pour écrire, peut-être un clavier en braille. Je ne me souviens pas s'il était non-voyant ou mal voyant. J'ai réalisé que quelque chose d'extraordinaire se passait et comme une évidence. Car jamais à un seul instant, je n'ai imaginé que mon correspondant ne puisse voir ou revoir des souvenirs, des couleurs, et la difficulté qu'il aurait à les traduire en émotions et surtout à les exprimer par écrit. J'éprouvais une admiration devant son intelligence, et surtout les sens qu'il mettaient à contribution pour palier l'absence de la vue.
L'espace d'un instant, j'ai repensé à ce film où les personnages évoluent dans un monde de couleur grise pour la raison qu'ils ne s'autorisaient pas à éprouver des émotions comme la peine, la joie, la colère ou tout simplement l'amour : Pleasantville. En y réfléchissant, j'avais également été impressionné au propre comme au figuré par l'adaption à l'écran de The Giver ou Le passeur en français, tiré d'une tétralogie littéraire de Loïs Lowry, auteure adulée et étudiée dans les grandes universités comme en Australie et dont le titre L'élue était directement inspiré. Elle y décrivait typiquement une société enfermée dans une dystopie.
Alors comment mon correspondant faisait-il pour écrire, pour ne pas dire parler, car il était possible qu'il utilise également un assistant vocal ? Et le plus incroyable était sa grande simplicité et son immense modestie. Car il lisait avec plaisir mes propres textes finalisés, apportait ses commentaires, les comparait, les confrontait à ses propres écritures et nous avancions ainsi pas à pas comme si j'étais celui qui d'une certaine façon lui montrait le chemin, lui ouvrait la route.
Je n'ai pas oublié cette personne pour ses mots, ses qualités humaines et je sais que c'était une belle âme et j'espère qu'elle a poursuivi pour devenir un formidable auteur, plein de sensibilité. Il écrivit même une lettre pour intercéder en ma faveur et dire tout le bien qu'il pensait de ma personne dans l'aide reconnaissante que je lui avais apportée.
Alors pour cet Écrivain qui ne voyait pas, en m'abstenant d'utiliser le sens de la vue, j'ai fait appel à tous mes autres sens associés à ma mémoire émotionnelle pour tendre un pont avec le souvenir de cette personne... cet estimé ami et complice qui ne "voyait" pas mais qui lisait bien au-delà des mots... et je lui suis terriblement et à jamais reconnaissant d'avoir croisé son chemin.
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