La chanteuse de rue de Manet - 1862

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Victorine Meurent avait l'habitude de poser pour Édouard. Une fois son tour de chant terminé le vendredi soir, elle rentrait du cabaret pour se reposer. Puis au matin du samedi, elle s'apprêtait puis sortait pour rejoindre le peintre qui l'attendait pour midi.

C'était, disait-il, pour capturer une certaine lumière. Mais pas nécessairement celle des impressionnistes dont il aimait à se distinguer sans pour autant les snober. Tout au contraire, mais il apportait sa touche de réalisme. Et comme eux, pour qui il avait de l'amitié, citons Claude Monet, Auguste Renoir ou Berthe Morisot, il se plaisait à des mises en scène de portrait.

*

Il demanda à Victorine de s'habiller comme une chanteuse de rue ou de cabaret. C'était un métier très pratiqué à cette époque. On se déplaçait de rue en ruelle, on entrait dans les cours intérieures. Et l'on se lançait dans une chanson en profitant de la chambre d'écho. Alors le voisinage se fendait d'une pièce ou deux. De quoi tenir jusqu'au prochain repas.

Cette pratique artisitique entrait en concurrence vocale avec d'autres métiers comme le rémouleur, le vitrier, le sabotier qui chacun annonçait la couleur en scandant leur savoir-faire d'un " vitrier, vitrier... " ou bien encore " couteaux, ciseaux, apporter vos couteaux, ciseaux... "

Du reste, Victorine avait mis dans son répertoire de cabaret, Ma grand-mère dont je résiste à peine à vous laisser un court extrait très touchant :


Ma grand-mère, un soir à sa fête
De vin pur ayant bu deux doigts
Nous disait en branlant la tête :
Que d’amoureux j’eus autrefois !

Combien je regrette
Mon bras si dodu
Ma jambe bien faite
Et le temps perdu !


Elle appréciait aussi de Pierre-Jean de Béranger, Les cinq étages. Très prisée des chansonniers, elle racontait l'ascension fulgurante puis la déchéance sociale d'une certaine Grisette, du rez-de-chaussée à la mansarde. Victorine aimait à se mettre en scène. Se dépouillant au fur et à mesure de ses toilettes superposées pour finir en haillons sur un lit de paille. Cela faisait le bonheur de la clientèle suite à un tel effeuillage.

*

Édouard, son miroir, comme elle aimait à le dire à ses amies de cabaret, n'était en rien son amant. Elle lui servait de modèle, juste pour lui. Un autre moyen de gagner de l'argent. Et elle rencontrait ainsi, à l'occasion, quelques-uns de ces artistes, peintre, sculpteur ou graveur. On lui offrait un peu d'absinthe, avec modération, histoire de se chauffer le corps et la voix. Puis elle prenait la pose. Elle apprenait aussi en observant et une fois chez elle, elle s'essayait à la peinture. Manet l'avait même travestie en matador pour l'une de ses toiles lors de sa période espagnole.

Mais cette fois, il s'agissait de rester dans le contexte de son travail à elle. Le peintre, lui avait-il confié, fut inspiré par une rencontre qu'il fit une nuit dans Paris. Une femme, répondant à cette description, une chanteuse sortant d'un cabaret au soir tombé, tout en croquant quelques cerises. Édouard demanda à l'inconnue de poser pour lui sans délais mais la jeune demoiselle refusa. Alors il se serait exclamé : " Si elle ne veut pas, j'ai Victorine ! "

Ainsi Victorine devint sur la toile du maître, cette chanteuse, le regard un peu perdu, croquant dans un bouquet de cerises qu'on lui avait offert, sa guitare suspendue au côté. Habillée avec élégance, l'esprit embrumé par le tour de chant, elle entendait encore la rumeur bruyante des clients alors que la porte, derrière elle, se refermait.

*

En fin de journée, la chanteuse très fatiguée par la pose, prit congé du peintre.

Édouard je te laisse. J'ai des courbatures.

Oui pas de soucis, Victorine. Tiens voilà quelques billets pour toi. Tu es formidable et d'une grande patience.

À bientôt ! lui souffla-t-elle en disparaissant dans un concert soyeux de froufrou.

Tout juste le temps de repasser par chez elle pour se rafraîchir. Puis de manger un fruit ou deux et de rejoindre le cabaret au pied de la butte.

Elle se reposerait dimanche, sans doute.


=O=

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