Chambre avec vue
Je stationne à distance devant l'œuvre de Vincent Van Gogh, et ce malgré le passage continuel de visiteurs.
J'arrive cependant à apprécier l'instant, dans l'aile dédiée aux impressionnistes de l'un des plus beaux musées de la capitale, dans l'ancienne gare d'Orsay. Je tiens dans la main un appareil pour suivre une visite guidée sonore et apprendre ainsi à découvrir l'auteur et son œuvre foisonnante.
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Et je ne m'attends guère au voyage que je m'apprête à faire.
Sous mes yeux, un tableau représente la chambre qu'occupait le peintre durant son séjour à Arles, dans la Maison jaune qui lui servit d'atelier, entre 1888 et 1889. La voix douce du conteur m'informe que Vincent réalisa trois versions de l'œuvre. L'une en 1888, mais qui se détériora en raison de l'humidité. Il en réalisa deux répliques en 1889, différentes de l'original, l'une d'elle, de taille plus réduite, et dans laquelle je tente à présent de m'introduire.
Le conteur m'apprend que dans une lettre adressée à son frère Théo, Vincent veut exprimer la tranquillité, le repos absolu et traduire la simplicité de sa chambre au moyen du symbolisme des couleurs. En effet, les murs apparaissent de couleur lilas pâle et le sol d'un rouge rompu et fané. Les chaises et le lit affichent un jaune de chrome, les oreillers et le drap, un citron vert très pâle et la couverture sur le lit tranche par un rouge sang.
La table de toilette ressort en orangée avec à sa surface une cuvette et une carafe dans les tons bleus. En arrière-plan, la structure de la fenêtre se pare de vert. De part et d'autre de la pièce, deux grandes portes bleues que sans doute on peinerait à ouvrir. Aux murs pendent des tableaux par paire, dont un autoportrait et celui d'une femme inconnue. Une maison close se situe dans le même quartier et parfois, certaines prostituées servent de modèle.
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En dehors de cette lumière provençale qui rejaillit dans le choix des couleurs, je trouve que la perspective se montre très instable.
L'auteur en joue curieusement, au point de modifier la vision des surfaces, ainsi l'empaillage des deux chaises, dont les lignes de fuite traduisent une plus grande incidence que la table ou le lit. La tête de ce dernier paraît immense. Et si le regard du peintre correspond à la place qu'il occupait pour dépeindre la scène, je me demande comment pouvait-il entrer ou sortir, tant l'espace semble confiné.
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Je m'assois à présent près du lit et je frôle les vestes de toile bleue pendues à un jeu de patères.
La chaleur domine et des odeurs de lavande entre par le battant de la fenêtre entrouverte. Les cigales jouent un concert sonore, porté par l'air dense et troublé de temps à autre par une brise légère, très agréable. Je transpire et je sors un mouchoir pour m'essuyer le front, la nuque et l'intérieur de mes mains devenues moites.
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Je m'interroge.
Une odeur incertaine d'éther ou d'alcool prédomine. Je sais qu'il s'est tranché l'oreille en fin de l'année précédente, sans doute en colère, car il n'a pas réussi à forger une amitié avec Paul Gauguin en créant une communauté d'artistes. Les deux hommes rivalisaient de génie en se lançant dès le début de leur cohabitation dans une série de tableaux consacrés aux Alyscamps*. Mais très vite la tension et l'exaltation dans une sorte de challenge permanent tournent à la crise.
Depuis son arrivée à Arles en février 1888, profitant d'un climat doux et agréable plus clément que dans son pays natal, Vincent se lance dans des représentations de la campagne, des moissons, des vergers. Mais aussi de portraits, grâce à des échanges avec des peintres locaux comme Eugène Boch. Je sais que les fameux tournesols datent de cette époque.
Le peintre tente de s'introduire dans les milieux culturels à Paris par le biais de son frère Théo et participe à l'une des expositions des artistes indépendants. Mais Vincent peine à être reconnu de ses pairs. Il vit tel un ascète avec peu de nourriture et d'argent qui souvent lui vient de sa famille.
Je profite d'un instant de calme pour arpenter la chambre et la curiosité me pousse à ouvrir le tiroir de la table. Je découvre des lettres à l'écriture fine et passionnée, signées de ses amis Paul Gauguin et Émile Bernard. Théo Van Gogh lui sert aussi de confident et de banquier. Grâce à lui, il peut s'évader et peindre, l'espace de quelques jours, les alentours des Saintes-Maries-de-la-Mer.
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Je ressens quelques scrupules à m'immiscer dans l'intimité de l'artiste mais très vite je perçois les vibrations des démons qui l'agitent.
Je me dis, alors que je reviens en une fraction de seconde dans l'aile des impressionnistes du Musée d'Orsay, qu'il a dû peindre cette réplique de sa chambre de mémoire. Les crises qui le traversent, au lendemain de son automutilation, prises en charge par le Docteur Rey, le verra hospitalisé en décembre 1888.
En février 1889, le docteur Delon l'interne pour " hallucinations auditives et visuelles ". Un rapport du commissaire de police d'Ornano conclut qu'il pourrait devenir un danger pour la sécurité publique. En mars 1889, dans une période de répit, Van Gogh réalise ce fameux autoportrait à l'oreille bandée.
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Je m'éloigne de l'œuvre comme pour suivre les pas troublés de l'artiste qui bientôt quittera Arles.
Je ne l'ai pas rencontré durant mon voyage virtuel. Et bien que je sois allé, à l'occasion, en visite dans les rues d'Auvers-sur-Oise où l'artiste vécut également, j'éprouve le curieux sentiment d'avoir perçu les tourments, cette quête de légitimité, cette soif d'apprendre sans cesse. Il a cherché, à l'ombre des plus grands, à gagner en expérience, à s'améliorer et sans nul doute a-t-il quitté son époque bien trop vite, tant son œuvre restera immense.
=O=
Note
* Les Alyscamps : ou champs Élysées en provençal, représente une nécropole ancienne de la ville d'Arles.
fr.wikipedia.org/wiki/Alyscamps
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