Une rencontre inattendue
On parla durant des heures et je n'en revenais toujours pas de cette complicité si joyeuse et spontanée, pleine d'humour et de sourires.
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À peine descendue vers midi d'un navire de la compagnie Brittany-Ferries qui reliait Portsmouth à Saint-Malo, elle grimpa dans un taxi. Puis sur un coup de tête, elle décommanda son trajet en direction du centre-ville pour prendre des cigarettes dans un bar-tabac Le Trimaran.
Arrivé en voiture de location depuis Lorient, je pris une chambre à l'Hôtel Ibis Budget. Puis une fois mes affaires déposées, je me rendis à pied au troquet le plus proche pour acheter une carte de téléphone et prendre un verre avant de déjeuner.
Rien ne me pressait car je n'embarquerais sur un ferry que tôt le lendemain matin à destination de son port d'attache Portsmouth. Je devais rédiger un papier sur la vie des anglais depuis l'arrivée du roi Charles à la tête du Royaume-Uni et en passe de prêter serment en mars prochain.
Tout en marchant sur le trottoir, j'essayais de dérouler les angles d'attaque possible à ce sujet, car les préoccupations des britishs s'avéraient très controversées. Entre les partisans de rejoindre l'Union européenne en refaisant un referendum, l'inflation, la crise sanitaire et les carences du système de soin mettant en grève les infirmières, la vie au quotidien ressemblait à une poudrière. Et sans parler des épisodes de succession au 10, Downing Street et des joutes au Parlement au sein de ses deux chambres.
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Mais partout dans le monde, des mèches s'allumaient pour initier des tonneaux de poudre.
J'entrai dans le Trimaran à deux pas de mon hôtel et me présentai au guichet pour prendre une recharge de téléphone, des pastilles mentholées et je me commandai une pression au bar. J'avais tout de suite, du coin de l'œil, remarqué cette femme bien habillée. Enveloppée dans un imperméable clair, portant un sac à main de prix, posé sur le haut de ses jambes, elle se tenait le dos droit et tendu. On devinait son séant serti dans un tailleur, en équilibre sur un tabouret en cuir rouge. Elle faisait face au comptoir.
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Je pris place à côté d'elle sans qu'elle ne le remarquât.
Une fois bien assis, je jetais un œil vers le bas du comptoir. Les talons-aiguilles des chaussures bleues de ma voisine s'appuyaient sur la barre repose-pieds. En remontant mon regard, je vis que la dame posait son front contre l'une de ses mains, l'autre tournant à l'aide d'une paille, sans y prendre intérêt, une olive dans un gin-martini. Des boucles de sa coiffure cachaient une partie de son profil et seules ses lèvres bien dessinées s'agitaient dans une conversation très discrète.
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Je compris alors qu'elle échangeait au téléphone.
De sa main droite, elle fouilla dans la poche de son pardessus pour en extraire un mouchoir en tissu. Elle essuya des larmes qui roulaient sur ses joues. Il ne s'agissait pas de sanglots, de gémissements ou de contrariétés. Peut-être avait-elle appris une mauvaise nouvelle, la perte d'un proche. À moins qu'elle n'affrontât une grosse difficulté financière, un licenciement ou une peine de cœur.
Je me signalai au barman pour qu'il m'apporta la carte des menus.
Je commandais un hamburger accompagné d'une salade maison. Au moment d'apprécier une première gorgée de bière, ma voisine pivota sur son tabouret. Se faisant, son sac glissa vers ses genoux et d'un geste brusque, elle tenta de le rattraper sans pour autant lâcher son téléphone portable. Pour éviter le choc, je pivotais sur moi-même à l'opposé et perdit le contact de ma bouche avec mon verre. J'expulsai alors le liquide dans une sorte de brouillard humide tout en essayant de reposer le reste de ma boisson sur le zinc.
Je réussis tout de même à me laisser glisser de mon tabouret pour me saisir du sac à main avant que ce dernier ne touchât le sol. Nos regards se croisèrent alors et nous éclatâmes de rires devant l'incongruité de la situation. Je sortis un mouchoir de ma poche pour m'essuyer le visage et récupérai des serviettes en papier d'un distributeur pour éponger le comptoir.
- Oh ! Je suis désolée ! me dit-elle de ses beaux yeux verts.
- Ce n'est pas si important. Vous avez sans doute des choses plus graves en tête !
- Non ça va ! fit-elle en glissant son téléphone pliant dans le rabat de son sac Chanel. Je peux vous offrir un verre ? Pour me faire pardonner ! Un apéritif peut-être ?
- Oui pourquoi pas ! La bière n'avait pas bon goût. Un Martini rouge avec des glaçons.
Je repoussai le dessous de verre et ma bière un peu à l'écart de mon set de table pour réserver de la place pour mon apéritif à venir.
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Une fois le verre servi par un barman complice et opérationnel, nous trinquâmes, histoire de briser la glace.
- On s'en sort bien ! dis-je. On a frôlé la catastrophe. Pardonnez mon indiscrétion, mais tout va-t-il pour le mieux ?
- Oui ! c'est gentil, dit-elle dans un sourire tout en essuyant des nuages de liner délavés sous ses yeux. C'est ma fille qui m'a prévenue que sa petite chatte était morte. Son père l'avait conduite chez le vétérinaire pour qu'elle soit incinéré. En l'apprenant, sur le moment, j'ai eu du mal à admettre et surtout accepter cette nouvelle.
- Je vous comprends.
- On s'attache ! J'entendais ma fille. Elle pleurait !
- J'ai perdu un berger allemand lorsque j'étais très jeune. Un grand-parent avait mis fin à ses jours parce que celui-ci devenait bien trop agressif et violent. L'animal avait développé un sens si aigu de la propriété qu'il représentait une véritable menace pour tous les visiteurs, le facteur notamment et des étrangers. Il avait dû le faire piquer suite à deux méchantes morsures sur des membres de sa famille.
- On ne peut pas tout prévoir !
- Je n'ai jamais oublié ce merveilleux animal que les aléas de la vie avaient transformé en chien agressif et possessif.
Un silence rêveur s'installa.
- Mais on est en train de plomber l'ambiance, dis-je comme pour rebondir sur un trampoline invisible.
- Oh oui vous avez raison. Trinquons. Aux rencontres inattendues !
- Aux rencontres inattendues !
- Pierre !
- Jeanne !
- Enchanté !
- Moi de même !
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Tard dans la soirée, toujours assis sur nos tabourets et repus, après avoir enfilé un burger bien gourmand et partagé un dessert et un café, nous devisions sur les gens, la vie, le travail, la famille. Il semblait qu'aucun sujet, même certains plutôt intimes, ne fut tabou. Bien au contraire.
Plus je la regardais parler, s'exprimer, et plus je décelais ses mimiques touchantes. Chacun se dévoilait, retirait les couches de son apparence et découvrait une part plus sincère de sa personne. Je sentais une forme d'attirance, en partie physique. Quelque chose difficile à exprimer, comme tomber amoureux de son double féminin. Et surtout cette impression troublante de s'être déjà rencontrés.
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Elle rejoignit en taxi un hébergement en ville et je retournais à pied dans ma chambre, seul. Je posai en évidence sous la lampe de chevet, son numéro de téléphone et son adresse courriel, inscrits sur une carte de visite stylisée.
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Avant de fermer les yeux, après une douche pour se délasser, elle reprit la lecture de son livre de voyage du moment et ne put s'empêcher de lier son ressenti avec cette rencontre inattendue.
" Il aurait voulu parler encore, lui dire combien il l'aimait, mais il resta silencieux. Ce n'était plus le temps des mots. "
=O=
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