De l'ombre à la lumière
Mathilde, dès l'aurore, sortit de ses rêves de grandeur.
Dans une sorte de halo humide, par la moiteur de la nuit, elle réussit à s'extirper de sa gangue de draps trempés par la sueur évacuée. Il fallait qu'elle se lève et reprenne le cours de sa vie, malgré la fatigue qui déjà la gagnait à courir ce monde pour pouvoir dépasser sa modeste condition.
Dehors, dans Belleville, l'activité des camelots et des travailleurs battaient déjà son plein. Elle aussi aurait à les rejoindre pour commencer ces ménages dans les beaux quartiers, chez ces dames de la haute, nouvelle aristocratie de commerçants des Grands magasins parisiens.
Elle descendit au rez de chaussée remplir un brau à la fontaine à bras, dressée dans la cour intérieure, et remonta l'escalier aux marches affaissées par tant de passage. Ce rituel comportait sa toilette et une infusion de menthe et de chichorée. Elle jeta quelques bûchettes dans le poèle à bois où veillaient encore quelques braises et posa une casserolle sur la plaque en fonte.
Elle versa le reste de l'eau dans une grande bassine en métal blanc écaillée et à l 'aide d'un linge et d'un savon noir entreprit une toilette. Elle se sentait sale de la sueur aigre de la nuit et de ses pensées obscures et tourmentées. Elle se sentait si seule et exprima un cri de douleur en se frottant le bas-ventre. Il ne servait à rien de penser à son ex-mari. Il ne lui reviendrait pas.
Elle revit l'image de son unique enfant lui manger son esprit car elle avait dû s'en séparer en le laissant aux services de l'assistance publique. Elle ne pourrait plus subvenir à ses besoins. Alors des sanglots et des larmes la secouèrent au plus profond d'elle-même. Elle ferait l'impossible pour se faire une belle vie et reprendre son fils avant qu'il ne l'oublie.
*
Du reste, elle avait déjà commencé.
Ayant fait valoir son certificat d'étude auprès de son employeur, elle avait déclaré pouvoir enseigner et assurer le calcul, l'écriture et la lecture en soutien pour de jeunes enfants. La maîtresse de maison avait ainsi réservé un accueil favorable à sa demande d'autant que sa progéniture procastinait sans vergogne. Il fallait d'urgence une préceptrice pour accompagner l'éducation de ces petits monstres et Mathilde semblait correspondre à ses attentes.
Les malheurs et les exigences de chaque jour avaient eu raison de sa gentillesse naturelle et émoussé grandement ses rêves de grandeurs. Elle s'était laissé abuser par les attentions trop pressantes d'un amoureux transis et son mari n'avait guère apprécié. Il l'avait tout bonnement répudié et n'avait pas reconnu leur enfant, de peur sans doute qu'il soit celui de quelqu'un d'autre.
Avec le temps Mathilde avait trempé l'acier de son caractère, refusant de descendre davantage dans les bas-fonds de cette société dévorante et envieuse. Sa rectitude pour ne pas souffrir du dos passait pour du maintien et ses rencontres de différents milieux lui avaient donné une aisance naturelle et une élocution tout à fait appropriée à s'occuper de l'enseignement de jeunes enfants aux connaissances élémentaires du calcul et des lettres.
*
Mais elle devrait à l'avenir se montrer prudente.
Rien n'était définitif. Chaque situation pouvait avoir une issue incertaine et son expérience en ce domaine avait largement démontré qu'elle se ferait piègée si elle n'y prenait garde. Cela devait tenir à son karma, se disait-elle. Une diseuse de bonne aventure vers le Père Lachaise lui avait laissé entendre que sa vie serait en cascade et que seul une petit enfant pourrait la remettre sur les rails et lui assurer une destinée plus sereine.
Alors avait-elle touché le fond ou pourrait-elle rebondir ? Seul le visage de son fils, qui sans cesse hantait son esprit, lui donnait la force de tout affronter et même cette morgue, coutumière de cette aristocratie, et plus encore de cette progéniture mal élevée qui prenait très vite et très tôt de si mauvaises habitudes. Mais elle allait les dresser. Distiller en eux, peu à peu ses ressentiments, leur montrer la réalité et la violence de la société. Les déstabiliser au point qu'ils se sentent redevables, les manipuler.
Mais elle ne se doutait pas que ces chérubins seraient capables des pires abominations, et qu'elle en ferait les frais, elle tout autant que toutes ces petites mains qui gravitaient autour de ces enfants de parvenus et d'arrivistes.
Sans doute ne serait-elle pas la seule à tomber. Il était tellement difficile de passer de l'ombre à la lumière et si soudain et dramatique de sombrer dans l'oubli, l'ignorance et la pauvreté.
=O=
Note : inspiré de " La parure " de Maupassant.
Annotations