Insomnies - La bête et le chasseur
Trois jours à présent que je désertais ma terre et ma chaumière pour pister ce fléau qui sévissait dans la vallée.
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Selon les dires de gardiens de troupeaux de chèvres ou de brebis, la bête franchissait les cols, domaine réservé aux bouquetins. Les chiens de bergers hurlaient, se répondant, pour transmettre l'alerte. Parfois l'un d'eux le payait de sa vie en s'étranglant dans un cri glaçant au milieu de la nuit car l'étrangère apaisait sa soif et sa faim.
À la hâte, je constituais un sac de randonnée avec de quoi dormir à la belle étoile. Un ciré pour la pluie, des vêtements sombres et du change pour cheminer dans les couverts et la végétation basse de jour comme de nuit. Quelques provisions, à base d'oignons, de pain et de fromage. Bien sûr de l'eau, bien que les pentes de la vallée recèlent mille fontaines potables et ruisseaux à l'apparence cristalline.
Vissé sur la tête, un appareil de vue en nocturne enserrée sur un bob. À l'épaule, une arbalète à poulies équipée d'une lunette de visée. En prévision d'une telle rencontre, j'avais réalisé des traits avec des extrémités très aiguisées. Si je voulais tuer d'un seul jet ce monstre, il me faudrait l'approcher à moins de cinquante mètres de distance et donc l'attendre dans un espace aménagé avec un appât.
Dans les villages, les habitants se barricadaient en journée mais surtout la nuit avec leurs animaux de compagnie condamnés dans les foyers pour ne pas servir de repas à ce loup-garou. Les bergers redescendirent les troupeaux des alpages. D'immenses pâtures grillagées utilisées pour le marché au bestiaux furent requises, avec un gardiennage permanent.
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Les temps seraient à l'insomnie tant que la créature sévirait dans les parages.
La lune pleine de retour inonda de sa blancheur toute la vallée et ses contreforts comme au milieu d'une journée blafarde. Les ombres portées des arbres et des maisons se déplacèrent au rythme de la course de l'astre sélène dans sa nuit d'encre rehaussée par la brillance de la Voie lactée. Un froid humide et pénétrant me glaça le sang. La marche active m'entourait d'une brume de transpiration. À distances régulières, je laissais derrière moi un lièvre, un furet ou un blaireau encore vivant en guise de piège pour attirer le monstre.
J'atteins mon emplacement de tir, épuisé par le manque de sommeil. Des cachets de vitamines me permirent de tenir les yeux ouverts. Je soulevais la manche de mon treillis et tournais mon bracelet. Ma montre affichait une heure du matin et comme pour le confirmer, la cloche de l'église de Saint-Loup égrena un coup sonore puis d'autres à chaque quart d'heure. Mon cœur se mit à battre gagné par une angoisse incontrôlable. Ouvrant un thermos de café, j'avalais une bonne gorgée encore tiède.
Pour éviter un repérage par l'animal, j'avais enfilé un équipement camouflé de chasseur ou de militaire. Un baume de maquillage au ton vert sombre recouvrait la pâleur de mon visage en longues stries ainsi que mes mains en parties couvertes par des mitaines. Au moment de reconditionner mon paquetage sommaire, j'entendis la brise nocturne pousser une douce musique en long soupir, s'immisçant dans les branchages et les herbes hautes.
Alors je la vis, à la fois animale et humaine, car marchant à quatre pattes puis se dressant parfois sur ses postérieurs pour prendre le temps d'humer l'air ambiant. Elle semblait sûre d'elle en s'asseyant sur son arrière-train. Elle se saisit du lièvre entravé qui couinait d'effroi et plongea sa gueule en forme de long museau dans la gorge de la proie pour étancher sa soif de sang. Je me sentis alors fasciné par cette créature de légende...
Alors je lâchais un carreau qui se ficha dans la boîte crânienne à hauteur des oreilles. La bête se dressa en hurlant tout en jetant la dépouille exsangue de sa proie. Assaillie de douleur, elle cherchait son agresseur ce qui traduisait une forme aiguisée d'intelligence.
Je l'avais déjà mise en joue pour effectuer un deuxième tir, le cœur battant sous les décharges d'adrénaline. Au moment où le trait partit, les yeux de la créature se mirent à phosphorer. La flèche se planta au niveau de la poitrine. La bête s'écroula d'un bloc et des fumées acides se répandirent dans l'atmosphère.
En arrivant sur place, suite à mille précautions, je découvris à ma plus grande surprise que l'entité à la fois homme et animal s'était évaporée. Une enveloppe vide de fourrure s'étirait sur le sol, comme la peau d'un reptile après la mue. Je récupérais mes deux projectiles aux pointes à peine émoussées. Je sortis un sac en plastique pour emballer les restes de la bête, encore en parfait état. Je la confierai au naturaliste du village qui sans doute se fera un plaisir de redonner une apparence à cette créature.
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Dans les mois qui suivirent, on entendit plusieurs rumeurs selon lesquelles une étrange bête sévirait dans les vallées voisines. Je me fis la réflexion que les insomnies rythmeraient encore longtemps le quotidien des villageois dans la région du Gévaudan-Lozère, entre Causse de Sauveterre et plateaux de l'Aubrac ainsi que les berges du Lot.
=O=
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