Atelier n°4
Extraits du journal de Romain M.
Mercredi 22 février
J’ai quitté le travail plus tôt. Je tournais en rond. Je n’en pouvais plus.
Je suis rentré dans la même brasserie. La serveuse m’a reconnu. Je me suis installé à la même table et j’ai sorti de quoi écrire. J’ai pris des notes, essayé de construire un plan, de créer des personnages, un univers. C’est brouillon, je tâtonne. Je n’arrête pas d’écrire. Je serre le crayon au bout de mes doigts. Ma main finit par me faire mal. Je crois quand même que je tiens quelque chose.
Séance encore passionnante. Exercice moins personnel, moins dans l’intime. Réécrire un passage de La Chartreuse de Parme. Sarah a semblé tellement à l’aise, comme si elle pouvait facilement écrire comme Stendhal, comme si c’était inné pour elle.
Bastien n’était pas là. Sophie a dit qu’elle croyait qu’on l’avait perdu. Je ne sais pas exactement ce qu’elle voulait dire par là. Qu’attendait-il de cet atelier ? De Sophie ? De nous tous ?
Il ne restait donc que notre noyau dur comme je le nomme. Pauline, Marie-Pierre, Pierre-Benoit, Sarah et moi. Une force silencieuse circule entre nous.
Chacun des textes lus ce soir n’a pas permis d’en dévoiler davantage sur nous. Je sens pourtant en moi la naissance de quelque chose. Comme si j’allais enfin entrer dans mon corps et m’y sentir bien. Je ne saisis pas encore pleinement l’ampleur de ce qui me remue. Ça m’inquiète et m’excite en même temps. Comme un saut dans le vide sans s’être assuré avant d’avoir un parachute.
Journal de Caroline M.
Mercredi 22 février
J’attends Romain. Je suis beaucoup dans cette attente depuis le début de cet atelier. Il a ouvert une porte vers un monde qui n’est pas le mien. Il revient moins souvent vers moi. Je sais que tout cela l’accapare, que tout se chamboule dans sa tête. Nous sommes ensemble depuis si longtemps, je l’entends penser parfois.
Il rentre de plus en plus tard du travail. Et le mercredi, l’atelier s’éternise. Je ne sais pas ce qu’ils font, ce qu’ils se disent, sur quoi ils débattent. Romain est préoccupé. Je le laisse. Il a besoin de se retrouver. C’est son moment. Je respecte ça. Évidemment, je préférerai qu’il soit tout à moi, que cette noirceur que je vois quelques fois voiler son regard s’évanouisse pour de bon. J’ai épousé un garçon torturé. Je le savais dès le départ. Je pensais pouvoir le changer mais peut-on vraiment le faire ? Il prend sur lui, il fait des efforts, il essaie de supporter le plus normalement possible la vie. La plupart du temps, il se débrouille très bien, je n’ai rien à redire. Mais de temps en temps, il sombre et là, c’est compliqué pour nous. Il plonge tellement loin au fond de lui que je ne sais plus vraiment où il est ni qui il est. C’est très dur pour moi et les enfants. L’écriture dans ces moments là est à la fois le mal et le remède. Chaque mot écrit le pénètre et le blesse encore plus profondément. C’est un supplice. Et un baume. Quand il refait surface, qu’il reprend de l’air dans ses poumons, qu’il me regarde et me reconnait, c’est que tout le mal est sorti de lui, qu’il l’a déposé sur cette feuille et qu’il est parvenu à le mettre à distance pour un temps.
C’est lui qui décide ce que je peux lire ou pas. Quand il ne m’en parle pas, quand il ne me sollicite pas, je n’insiste pas. Je n’ai rien à gagner à découvrir mon mari dans son profil le plus sombre. Je l’aime tout entier, dans ses mystères et ses secrets. Je meurs d’envie de tout savoir sur lui. Mais lire un de ses textes sans sa permission, et l’Enfer, à côté, ce ne sera rien.
À mon petit niveau, je ne veux pas non plus qu’il lise mon journal. Tiens, ça y est, je l’ai écrit. C’est mon journal. Je crois que j’ai envie de poursuivre demain et les autres jours aussi. Ça me fait du bien.
Extrait du journal de Sophie F.
Mercredi 22 février
J’ai tenté une nouvelle approche. Stendhal, La Chartreuse de Parme. Ils se sont moins livrés. C’est ce que je voulais. Qu’on fasse une pause. Il y en avait trop eu d’un seul coup. Il faut reprendre ses esprits et digérer le tout. Ils sont tous fragiles. Je les devine au bord d’une faille, prêts à basculer. Comme beaucoup de gens finalement. Moi la première. Ce soir, je les ai retenus.
Pas de Bastien. La semaine dernière, je l’avais trouvé bien silencieux. Il me regardait de travers. On aurait dit qu’il m’en voulait de quelque chose. C’était plutôt à moi de le rejeter, de lui hurler dessus, de lui ordonner de quitter la salle. Enfin, pas vraiment à lui, à qui tu sais. C’est ce que j’aurais dû lui dire à l’époque. Le silence protège, préserve. Utiliser les lèvres comme barrières pour ne pas dire, ne pas prononcer les mots. Par culpabilité. Les mots m’ont fait peur. Je craignais qu’ils me trahissent, qu’ils ne disent pas ce qui avait eu lieu mais une autre histoire qui n’aurait pas été la mienne
Je n’ai pas proposé cet atelier par hasard. Je tiens un journal depuis si longtemps maintenant. Je sais ce que ce que je te dis. Mais je sais surtout ce que je te cache. Ce que je ne pourrais jamais écrire ici. On relira un jour mes carnets pour comprendre qui j’étais. Il manquera un passage crucial en son centre, comme un puits sans fond, un trou noir qui aspire le reste et empêche de retenir quelque chose. On devinera un portrait dont le visage échappera toujours à qui essaiera de le recréer.
Cet atelier est inspirant et dangereux.
Pour les participants d’abord. Je les écoute, je lis leurs mails. Je ne les connais pas bien. Nous nous retrouvons sur certains points. Nous ne sommes pas très différents.
Mais pour moi aussi. Je joue le jeu de la sincérité, de l’écriture, de la réflexion sur mon travail et ma place en tant qu’écrivain. Je me laisse porter et quand j’ouvre les yeux, je suis allée trop loin, j’ai baissé ma garde et je ne contrôle plus rien.
En tout cas, Bastien n’est plus là. Nous l’avons perdu en cours de route. Il faut s’accrocher pour plonger au fond de soi. Il n’était pas prêt.
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