Atelier n°6
Extrait du journal de Romain M.
Mercredi 8 mars
Rien à signaler. L’atelier trouve son rythme de croisière. Nous avons nos habitudes. Pauline et Marie-Pierre sont toujours les premières. Pierre-Benoit remonte souvent du sous-sol. Il m’a avoué y passer une heure avant chaque atelier. J’ai aimé cette image de lui qui gravit les marches pour nous rejoindre. Il revient de loin, du fond de lui-même, des ses profondeurs, pour apparaître dans la lumière face à nous. Cela lui demande peut-être de gros efforts mais il entre à chaque fois dans la salle avec un grand sourire. Sarah arrive pile à l’heure, elle gare sa trottinette à l’intérieur contre le mur.
Ce soir, à mon arrivée, il n’y avait que Pauline et Marie-Pierre. Sophie a attendu un peu puis a débuté l’atelier. Je me sentais perdu, déséquilibré surtout. Je jetais des coups d’œil vers les escaliers, vers la rue, mais pas de Pierre-Benoit ni de Sarah. C’était presque anormal pour moi que nous ne soyons que trois.
Pierre-Benoit a fini par arriver, avec une bonne demi-heure de retard. Il semblait épuisé. Il s’est assis face à moi, n’a donné aucune excuse. Je commence à trouver tous ces secrets ridicules. Je voulais en savoir plus sur lui, comprendre ce qui avait bien pu se passer. J’essaie d’être moi-même, ici, le plus possible en adéquation avec qui je voulais être.
Sarah n’est pas du tout venue. Pourquoi ? Quel événement aurait pu m’empêcher de venir ici ? Quelque chose de très grave. En sortant, j’avais envie de lui envoyer un message pour savoir comment elle allait. Je me suis senti démuni, sans aucun moyen de la contacter. Comme une inconnue qui ne fait que passer.
Je suis vite rentré à la maison. Il fallait que je retrouve Caroline, que je partage de toute urgence cet amour entre nous, qu’il me remplisse.
Extrait du journal de Caroline M.
Mercredi 8 mars
Ça y est, je le sais, je ne peux plus m’en passer. J’y retourne chaque jour. Parfois même pour ne rien dire. Juste consigner ma journée, laisser une trace de notre existence. J’aurais presque envie de m’inscrire à cet atelier avec Romain. J’ai sûrement plus de chose à apprendre que lui sur le sujet. Je pars de zéro moi.
Il est rentré tôt ce soir. Il était fatigué et est allé se coucher très rapidement. Il n’avait pas l’air malade mais je n’ai pas cherché à en savoir davantage. Je pense que ces deux heures du mercredi soir fouillent en lui des histoires qu’il ne veut pas faire remonter. Il en sort tellement vidé. C’est mon mari vide, sa coquille, son enveloppe, que j’ai récupéré ce soir. Une nuit de sommeil pour se régénérer et demain tout ira bien.
J’ai terminé Les apparences. C’était extraordinaire. Et cette histoire du faux journal intime pour impliquer son mari. Incroyable. Il faut être vraiment tordu pour penser à ça. Je parle du personnage et de l’auteure. Je dois vite en trouver un autre à lire. J’ai adoré être plongée dans ce roman.
Comme je ne suis pas fatiguée, je vais regarder le film. On va voir comment ils ont adapté ça.
Extrait du journal de Sophie F.
Mercredi 8 mars
J’étais avec eux dans la salle, je leur donnais l’exercice de notre session mais en vérité, j’étais ailleurs. J’étais avec mon texte. Sur le bureau de mon éditrice ou chez elle, sous ses yeux, entre ses mains, et je tremblais pour lui. Ce manuscrit m’a tellement demandé. J’ai sacrifié tant de choses pour en arriver au bout. Alors maintenant qu’il est entre les mains de quelqu’un d’autre et que cette personne a le pouvoir de vie ou de mort sur lui, ça m’effraie. Et si tout cela se soldait par un échec ? Et si aucun de mes projets n’aboutissait ?
L’atelier m’aide à me tenir hors de l’eau. Je me sens responsable d’eux. Je ne connais pas leurs attentes. Je peux quand même les aider, les faire avancer.
Sarah n’était pas là. Elle m’avait prévenu. Un truc de son boulot à terminer en urgence. Je n’ai rien dit aux autres puisqu’on continue à garder le secret.
Pierre-Benoit est arrivé en retard, sans donner de raison. Aucun mot d’excuse mais ce n’est pas grave, la maîtresse est cool. Cette semaine, il m’a envoyé un texte par mail. Il l’avait recopié à la main dans une magnifique écriture. Il avait dessiné et peint des enluminures extraordinaires. Le scan doit peut-être trahir les couleurs. Malgré tout, c’est une petite œuvre d’art.
Marie-Pierre semble également avoir une sensibilité artistique, plutôt liée au cinéma.
Ils ont tous quelque chose.
Ils me remplissent pendant que j’attends le retour de mon bébé.
Extrait du journal de Damien M.
Mercredi 8 mars
Je me suis réveillé ce matin et je me le suis répété. Comme une prière, un mantra. « Je suis un écrivain. Je suis un écrivain. » J’ai le droit, je me sens prêt à y croire, à l’assumer. En réalité, j’ai surtout l’impression que je n’ai pas le choix, que ça s’impose à moi. J’ai dans le corps et dans l’âme ce feu que je ne peux pas éteindre. Le temps passé sans écrire me semble insipide, sans intérêt, et pourtant je sais qu’il faut vivre sa vie pour la raconter.
Enfermez-moi une année et j’aurai assez de matière pour ne pas m’ennuyer une seconde. Parfois, je rêve d’être en prison ou dans un cloitre, privé de liberté, obligé au silence, coupé du monde. Je me délecte de cette image de moi écrivant sur une petite table face à un mur.
Je ne peux pas partager ça avec Caroline. Elle aurait trop peur.
L’écriture est une maitresse qui peut lui voler son mari. Jusqu’à présent, elle acceptait le partage parce que je revenais toujours auprès d’elle, animé par un besoin d’amour animal et puissant.
Aujourd’hui, je ne sais pas. Maintenant que je suis dans ma peau. Malgré tout l’amour que j’ai pour elle, je crois que je dois aller jusqu’au bout, que je ne peux plus reculer. J’ai beaucoup à perdre, presque tout en vérité. Mais si je fais marche arrière, je ne m’en remettrai pas, je me consumerai sur place et je finirai par crever.
Je ne suis pas sûr qu’elle comprenne ça, même si elle me connait, même si elle sait à quel point je suis torturé et à quel point l’écriture peut m’aider à vivre.
J’ai pris deux jours de congés cette semaine, hier et aujourd’hui. Je fais comme d’habitude, le matin et le soir, mais la journée, je ne suis pas là où je devrais être. Je m’enferme dans cette brasserie et j’avance à pas de géant. Quelque chose s’est débloquée en moi. Les vannes se sont ouvertes et tout s’écoule. C’est grisant et épuisant.
Je ne tiendrai pas longtemps à jouer comme ça sur deux tableaux, avec deux identités et deux volontés différentes.
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