Atelier n°9
Extrait du journal de Romain M.
Mercredi 29 mars
Nous avons dû raconter un souvenir familial. Heureux ou pas, a précisé Sophie. Marie-Pierre a souri : « famille et heureux pour moi, ça ne marche pas trop ». Sophie a hoché la tête : « oui, pareil ». Elles se retrouvent souvent sur ce sujet, la famille comme fardeau, comme nœud de vipères, comme traumatisme dont on ne se défait pas facilement. Sarah se livre moins sur ce sujet. Elle pose des questions, elle écoute, elle est très attentive à ce que chacun dit. De sa voix douce, de son regard fixe, elle parvient à instaurer un climat de confiance et sans s’en rendre compte, on se livre, on se confie. Pauline a posé beaucoup de questions. Trop à mon goût. Elle veut toujours savoir si ce qu’on écrit est vrai. Est-ce que ce serait mieux si c’était le cas ? Ce qui compte c’est la sincérité des mots, l’émotion que ça évoque chez toi et si le sujet te parle. Elle pose de questions de son âge. Je le sais bien. Mais quand je l’entends parler, je me rends compte à quel point nous n’avons pas tous mis les mêmes espoirs dans ces ateliers. Moi, j’ai misé ma vie ici.
Extrait du journal de Caroline M.
Mercredi 29 mars
20h45
J’ai terminé la lecture d’À moi pour toujours de Laura Kasischke. Ce n’était pas évident pour moi au début. J’ai mis du temps à rentrer dedans. Puis, je ne l’ai plus lâché. L’histoire de cette femme… Mon dieu. Je ne m’en remets pas. Le livre est posé à côté de moi et j’ai l’impression d’y être encore. Et cette fin. Incroyable.
Romain m’a toujours dit qu’il voulait écrire quelque chose de plus grand, de plus long, de meilleur. C’est lui qui m’a conseillé ce roman. S’il tend vers ce genre, je serai encore plus sa première lectrice. J’aime bien ce qu’il écrit. Quand il se livre dans ses textes, j’ai tendance à m’intéresser davantage au fond qu’à la forme. Je prends en pleine gueule ce qu’il confesse, ce qu’il comprend d’un événement passé, qui il est vraiment, et du coup, je fais moins attention au style, à la concordance des temps, aux répétitions. Je ne suis pas critique littéraire, ni éditeur. Je suis sa femme. Je le soutiens. Pour le meilleur et pour le pire. Et tout le tralala qui va avec.
21h30
Pas de nouvelles de Romain. L’atelier a presque à chaque fois une rallonge. Il se lie avec d’autres personnes qui partagent sa passion. Ça ne peut être que bon pour lui. J’aime bien quand il se sociabilise. Il peut-être un vrai ours quand il ne fait pas d’efforts. Mais un petit message, ce serait bien.
22h30
Il n’a pas répondu à mon message ni mon appel. C’est étrange. Son téléphone doit être sur vibreur au fond de son sac. Il doit être au milieu d’une conversation passionnée sur l’écriture, à quel point c’est important pour lui, vital presque, etc. Je connais son discours par cœur. Mais pas ses nouveaux camarades.
23h40
Il est enfin rentré. Il avait bu. Pas beaucoup. Juste assez pour rigoler pour rien en s’excusant de n’avoir pas donné de nouvelles. Il m’a dit qu’il était désolé, profondément désolé. Il a pleuré aussi. La fatigue combinée à l’alcool sûrement. Il est monté se coucher, murmurant sans cesse qu’il était désolé et qu’il fallait que je le comprenne. Tout n’était pas très clair. Je lui pardonne tout à cet homme. Je le connais, je connais son cœur, son âme, sa part d’ombre et sa lumière.
Extrait du journal de Sophie F.
Mercredi 29 mars
Avant-dernier atelier. Impression qu’une aventure incroyable se termine. Bientôt, les nouveaux ateliers dans lesquels je me suis engagée. Notamment un sur la nouvelle. Je m’y sentirai bien plus à l’aise, comme un poisson dans l’eau. Surtout avec les retours de mon éditrice après mes dernières corrections. Elle était si enthousiaste hier soir au téléphone. Mon recueil devrait paraître à la rentrée. Au milieu de 600 autres ouvrages mais je ne vais pas me plaindre. Mon bébé aura sa place sur le coin de table d’un libraire, sur une page du site d’Amazon, on pourra l’acheter, le commenter, le prêter, l’échanger. Il ne sera plus à moi. Je vais l’offrir aux lecteurs potentiels et on verra bien. Du coup, j’ai repris mon nouveau projet. Je m’y sens bien.
Ce soir, je leur ai demandé de raconter un souvenir familial. J’ai vu dans leurs regards à quel point cela faisait remonter des images contradictoires, de beaux souvenirs et d’autres très laids, de ceux qu’on voudrait oublier mais qui nous marquent, qui nous forment même. Je ne peux que les comprendre. Moi aussi, je me bats sans cesse avec mon histoire personnelle. Ici, dans ce journal, combien de compte j’ai pu régler ? Finalement, la littérature, surtout celle de l’intime, de l’autobiographie, du journal, de l’autofiction, n’est-ce pas un éternel règlement de compte avec son passé, son enfance, ses parents, sa famille toute entière ?
Ils ont joué le jeu à nouveau. Comme au premier atelier. Damien tremblait en lisant. Marie-Pierre était mal à l’aise en l’écoutant. Et quand Marie-Pierre a lu à son tour, son sujet était tellement fort, son ton tellement froid, qu’il y a eu une seconde de malaise pendant laquelle personne n’a voulu parler, à la fois impressionné par l’histoire en elle-même et le talent employé pour la raconter. Heureusement, Pauline, (ah Pauline et son innocence !), a posé une question toute naïve : « Mais, est-ce que c’est vrai ? Est-ce que cette femme est vraiment morte ? Ta mère, c’est ça ? Ta mère, je veux dire, elle a vraiment demandé à ce que toute la famille soit là pour assister à sa mort ? » Tous les participants ont souri. C’était frontal et direct. Ça l’était tellement que ça en devenait drôle. Elle est tellement jeune cette Pauline. Elle nous rappelle à chaque fois ce que ça veut dire d’avoir son âge et comment nous pouvions penser à une autre époque de notre vie. Avant de grandir. De croiser la déception, l’expérience, les mensonges, de regarder le monde tel qu’il est et non pas tel que nos parents nous permettaient de le voir.
Pierre-Benoit n’était pas là. Pas de message pour me prévenir. J’avais apporté des livres pour lui. Je ne me formalise pas. Nous sommes des adultes. Nous n’avons de compte à rendre à personne. J’espère qu’il va bien. J’avais senti tellement de fêlures en lui, comme si son cœur était en train de se reconstruire tout doucement, chaque partie se recollant une à une. Tout est fragile. Chacun de nous est fragile. Dans cet atelier, je l’ai senti encore plus qu’ailleurs.
Extrait du journal de Damien M.
Mercredi 29 mars
Tout est prêt. J’ai peur. Je n’ai jamais eu aussi peur. C’est pourtant la seule solution. Si je veux me réveiller chaque jour de ma nouvelle vie en reconnaissant mon visage, en étant parfaitement installé dans mon propre corps, je n’ai pas le choix. Je dois partir. Disparaître. Et aller jusqu’au bout.
J’ai retiré de l’argent. J’ai réservé ma chambre et mes billets de train. Ma valise avec l’essentiel pour survivre est faite. J’ai mes carnets, mes crayons, mon ordinateur. J’ajoute ce journal et je peux partir. Je n’ai rien dit à Caroline. Je n’ai rien dit au travail. Je ferai face aux conséquences plus tard.
Chaque seconde à écrire dans ces conditions sera autant de secondes gagnées.
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