Atelier n°10
Extrait du journal de Caroline M.
Mercredi 5 avril
22h
Je commence à mieux comprendre. À vrai dire, j’ai peur de comprendre.
Plus aucune nouvelle depuis jeudi dernier. Le matin, nous étions tous ensemble, comme chaque jour. Il m’a accompagné pour aller déposer les enfants à l’école. Je l’ai déposé à la gare. À partir de là, plus rien. Aucun message dans la journée. Et aucune trace de lui le soir. J’ai paniqué bien sûr. J’ai appelé sur son téléphone des centaines de fois. Je tombais immédiatement sur son répondeur. J’ai voulu appeler ses collègues mais je n’avais pas leurs numéros. J’ai appelé les flics. Ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire avant 24 heures, que ça arrivait parfois qu’un mari ou une femme ne rentre pas de la nuit. J’ai appelé tous les hôpitaux de la région. Il pouvait très bien avoir eu un accident, avoir perdu la mémoire, être dans le coma. Mais rien là non plus. Je n’ai presque pas dormi de la nuit. Le matin, il a fallu faire bonne figure devant les enfants. Je devais avoir une sale tête mais je me suis préparée et j’ai inventé un truc pour leur expliquer que leur père était rentré pendant la nuit et déjà reparti travailler. Je suis allée bosser mais j’avais une boule au ventre. J’ai passé une journée affreuse. J’ai continué à appeler sur son téléphone, les hôpitaux et le commissariat. En vain. Le soir, j’ai dû aller chercher les enfants. Ils ont bien vu que je n’étais pas comme d’habitude. Je ne voulais pas les inquiéter. Je leur ai dit que je ne savais pas où était leur père, que je n’arrivais pas à le joindre. Ils ont enregistré l’information puis sont passés à autre chose. Tant mieux pour eux. J’ai rappelé les flics. Ils m’ont dit que je pouvais passer quand je voulais déposer une attestation de disparition afin qu’ils ouvrent une enquête. J’ai ensuite fait quelque chose que je ne pensais jamais faire. Je suis monté dans son bureau et j’ai lu son journal. Je l’ai ouvert et j’ai longtemps hésité. Finalement, si je devais trouver des indices pour savoir où il était, c’était bien là. J’ai remonté le fil des jours, découvert ce qu’il racontait de nous, ce qu’il pensait ces dernières semaines, quel était son état d’esprit général. Aucune précision supplémentaire. Lecture décevante. Je croyais qu’il y aurait davantage de choses dans son journal. J’avais idéalisé cet objet et ce qu’il pouvait y inscrire. En réalité, c’est plat, sans trop d’effort littéraire. Sans aucun secret non plus. C’est la chronique quotidienne de notre vie. Si je pensais découvrir qui était vraiment mon mari, ce n’était pas là qu’il fallait chercher.
Lors de cette soirée du vendredi, en regardant machinalement nos comptes en ligne, j’ai remarqué qu’un retrait de 5000 € avait été fait il y a quelques jours. La disparation de Romain a pris alors une autre tournure. J’ai relu son journal et cherché les détails. J’ai trouvé quelques signes. Je me suis rejoué dans ma tête nos dernières journées, nos dernières conversations. Il pouvait y avoir des indices. Une colère noire a commencé à monter en moi.
Je ne suis finalement pas allée signaler sa disparition. J’ai raconté aux enfants que papa était parti en vacances quelques jours avec son travail. Pour la famille et les amis, j’allais inventer quelque chose, je me débrouillerai. Je n’en revenais pas. Je n’étais pas totalement sure, ce n’était qu’une intuition mais tous les signes m’indiquaient qu’il nous avait volontairement quittés, qu’il était en fuite, qu’il avait fugué, qu’il avait voulu disparaître. Pourquoi ? Et au fond de moi, ce doute horrible, pour qui ?
J’ai tenu, sans trop savoir comment, toute cette semaine. Et puis ce soir, j’ai eu une intuition. S’il pouvait être quelque part, si je connaissais un rendez-vous qu’il n’aurait manqué pour rien au monde ces derniers temps, c’était bien l’atelier d’écriture. En catastrophe, j’ai attrapé les enfants et je leur ai dit qu’on allait se promener. Nous avons pris les transports. Ils étaient étonnés mais contents. À 18h, nous étions devant le bâtiment. Romain me l’avait décrit. Il en avait parlé dans un de ses textes. J’étais dans le décor d’un film. Il y avait plusieurs personnes à l’intérieur, je les voyais vivre derrière les grandes vitres, en pleine lumière. Mon mari ne semblait pas être là. Je suis entrée et j’ai demandé où se tenait l’atelier sur le journal intime. Une jeune fille m’a indiquée la salle vitrée juste à côté. J’ai poussé la porte. Plusieurs visages se sont tournés vers moi. Les enfants étaient impressionnés. Je leur avais dit qu’on allait voir le lieu où papa allait tous les mercredis. Ils m’avaient demandé si papa serait là. J’avais répondu que je n’en savais rien.
Par les descriptions que Romain m’en avait faites, j’ai essayé de reconnaître les visages qui s’étaient tournés vers moi. La plus jeune était Pauline. En bout de table, ce devait être Sophie, l’animatrice, l’écrivain. Le seul garçon était Pierre-Benoit. Je ne suis pas parvenue tout de suite à définir qui était Marie-Pierre et qui était Sarah. C’est Sophie qui m’a adressée la parole la première, avec un grand sourire :
- Bonjour… je peux vous aider ? Vous cherchez quelque chose ?
- Oui. Bonjour. En fait, je suis un peu étonnée d’être là, de vous rencontrer… Je pensais tellement qu’il serait là, ai-je réussi à dire en balbutiant.
- Ah. Mais, madame, qui cherchez-vous ? m’a demandée Sophie, intriguée.
- Mon mari. Je cherche mon mari. Romain M.
J’ai immédiatement remarqué l’interrogation sur tous les visages, les regards plissés qu’ils s’échangeaient.
- Il n’y a personne de ce nom-là, ici, madame. Désolée. Vous êtes sûr qu’il fait parti de cet atelier ? m’a demandée d’une voix posée et calme, Sarah ou Marie-Pierre.
- Oui, j’en suis sure. C’est l’atelier journal intime. Il m’en a suffisamment parlé.
J’ai dévisagé tout le monde. J’ai regardé mes enfants qui ne disaient pas un mot et s’étaient collés à moi. Ils ne comprenaient rien. J’étais aussi perdue à vrai dire.
- Mon mari a disparu depuis presque une semaine. Je n’ai aucune nouvelle, je suis très inquiète. J’avais espéré qu’il viendrait ici, pour la dernière séance. C’était tellement important pour lui.
- Vous dîtes qu’il s’appelle comment votre mari ? a demandé Sophie.
- Romain M.
Je leur ai fait une description physique de l’homme qui partage ma vie depuis près de 20 ans. J’ai sorti mon téléphone pour leur montrer une photo récente.
Une jeune fille de l’accueil s’est permise de rentrer, ayant suivi de loin notre conversation pour proposer aux enfants de s’assoir un peu plus loin pour faire quelques coloriages. Ils ont cherché mon approbation silencieuse et se sont installés près d’elle avec leurs crayons de couleur. Le plus grand semblait inquiet, comprenant enfin que quelque chose clochait avec son père. J’ai essayé de le rassurer par un sourire, mais c’était compliqué.
Tous les participants de l’atelier et Sophie ont regardé attentivement la photo. Ils ont gardé le silence un court instant. Sauf Pauline.
- Mais c’est Damien ça ! Lui, c’est Damien madame. Votre mari, ben, c’est Damien !
- Damien… ?
- Oui, je vous confirme. Cet homme sur la photo, c’est Damien. En tout cas, c’est comme ça qu’il s’est présenté à nous depuis le début, a commenté Pierre-Benoit.
Les autres ont acquiescé. Ils essayaient de me ménager. Pourquoi Romain s’était-il présenté sous ce nom ? Je me suis assise. J’étais soudain très fatiguée. J’ai retenu mes larmes.
- Je suis étonnée qu’il ne soit pas là ce soir. Il tenait vraiment beaucoup à cet atelier. Je crois que ça lui avait débloqué quelque chose, a ajouté Sophie.
- Oui, tellement qu’il a décidé de s’enfuir, ai-je poursuivi, amère. Parce que tout porte à croire qu’il s’agit d’une fugue, qu’il a volontairement disparu, qu’il nous a abandonnés.
Tous les regards se sont tournés vers les enfants. Chacun devait se demander où pouvait bien être ce Damien / Romain. Et pourquoi il était parti.
Je suis restée avec eux encore un peu, partageant des informations sur mon mari. Nous parlions du même homme, à quelques détails près. Je leur ai donné mon numéro, au cas où. En sortant, j’ai récupéré les enfants et nous sommes rentrés, en silence, tous les trois épuisés et serrés les uns contre les autres.
Je pense comprendre. Il a eu tellement besoin d’écrire. C’était si fort, qu’il n’a pas trouvé d’autre solution que de disparaître pour assouvir sa passion jusqu’au bout. J’imagine que c’est ça. J’espère que c’est ça et qu’il n’y a pas une femme derrière tout ça. En même temps, contre une femme, je peux lutter. Contre l’écriture, je suis désarmée. La seule solution c’est d’être patiente et d’être le port vers lequel il revient toujours pour s’amarrer, se reposer, reprendre des forces, vivre pleinement, avant de repartir en pleine mer affronter les tempêtes de la création. Oui, il faut être patiente. Parce que si mon intuition est bonne, il va revenir. Je suis en colère bien sûr. Là, tout de suite, j’ai envie de l’étrangler et de le griffer, de lui casser les doigts des deux mains pour le punir de nous avoir fait ça, d’être parti sans rien dire, d’avoir fui comme un lâche. Nous aurions dû en discuter. J’aurais pu comprendre. Mais nous n’en sommes plus là. Maintenant, je suis seule et j’attends le retour de mon marin, ou déjà un signe pour me dire qu’il va bien.
Mais pourquoi Damien ?
Extrait du journal de Sophie F.
Mercredi 5 avril
Dernier atelier. La fin d’un cycle. La fin d’une expérience forte pour chacun d’entre eux et pour moi aussi. C’était mon premier atelier pour adultes. Je crois que je ne me suis pas trop mal débrouillée. J’avais envie en tout cas. J’étais disponible. Et franchement, je ne m’attendais pas à ces retours, à ces textes, au talent qu’on a pu entrevoir certains soirs. Je suis un peu triste, il faut bien le dire. Je n’aime pas les départs. On dirait la fin d’une colo. On ne se connaissait pas au début et là, on ne veut plus se quitter. On se fait des promesses de donner des nouvelles, de trouver du temps pour se voir, mais en réalité, tout ça va se perdre et le quotidien va doucement nous grignoter. Je dis ça mais j’aimerai bien ne pas les perdre de vue. Ce sont mes élèves. Les profs aiment bien savoir ce que leurs élèves sont devenus.
Scène étrange ce soir. Au début de l’atelier, une femme accompagnée de ses deux enfants, est entrée dans la salle pour savoir si un certain Romain était là ce soir. Nous avons tous été très étonnés de cette question. Nous avons tout de suite pensé qu’elle avait dû se tromper d’atelier. Mais non, elle était bien au bon endroit. Elle nous a montrés une photo de l’homme qu’elle recherchait, son mari, et nous avons été surpris de voir qu’elle était venue ici pour retrouver Damien. Enfin celui qui s’est présenté ici en disant qu’il s’appelait Damien. Il s’agissait bien de la même personne. Elle nous a racontés les textes des ateliers qu’elle avait lus, l’enthousiasme de Romain / Damien et comment elle avait espéré le trouver là, lui qui n’aurait raté une séance pour rien au monde. Il n’était pas là. Il n’est pas du tout venu. Ce que j’ai en effet trouvé très étonnant. Aucun mail non plus dans la semaine. Et pour cause, il a totalement disparu depuis une semaine. Sa femme n’a plus de nouvelles, elle est très inquiète et épuisée. Elle pense qu’il a volontairement disparu, qu’il s’agit d’une fugue. Et que peut-être tout est lié à l’écriture. J’ai eu l’impression qu’elle me reprochait quelque chose du coup, que j’avais ma part de responsabilité dans sa fuite. Sûrement que l’atelier a provoqué en lui des effets secondaires imprévus, sûrement qu’il avait besoin de ça pour assumer et se débloquer. Cependant, je ne me sens responsable de rien. Chacun est libre de ses choix. J’ai peut-être ouvert la porte. Je ne l’ai pas poussé à la franchir et à partir en courant sans regarder derrière lui.
Après le départ de la femme de Romain / Damien, nous avons repris l’atelier mais les sujets de la double personnalité, du mensonge, de la disparition, de l’être et du paraître, ont dominé les débats. Marie-Pierre en parlait avec passion. Je la soupçonne d’avoir déjà eu envie de disparaître. Sarah était perplexe et cherchait à comprendre. Pierre-Benoit lui comprenait. Il semblait avoir déjà disparu plus d’une fois dans sa propre vie et s’étonnait d’être aujourd’hui si présent. Pauline a ensuite posé cette question qui a fait sourire tout le monde et détendu l’atmosphère : « Mais à quoi ça sert de ne pas être soi-même ? »
Ils vont me manquer.
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