Prologue :
27 Brumante 1884, rue de la victoire.
Monsieur Arthur Prestt Scott regardait avec délice sa fille danser, quand soudain, une bouteille de vin vieux millésimé, fendit le ciel en sa direction et il eut juste le temps de s’écarter pour éviter qu’elle ne l’assomme. Celle-ci atterrit droit dans les mains d’un de ses voisins qui s’empressa de la déboucher pour en verser le contenu dans un verre. Ce genre d’incident était monnaie courante quand on utilisait la magie pour faire léviter les objets, et, utiliser la magie était chose habituelle pour les nantis et la noblesse de Trachiat. Cependant, même ce petit accident n’affecta la gaieté de M. Scott, qui était décidément de très bonne humeur.
En effet, M. Scott passait une soirée des plus agréables et même si le bal auquel il participait n’était pas de ce que l’on pouvait qualifier d’inoubliable, celui-ci resterait tout de même gravé dans sa mémoire comme étant le jour où sa fille avait officiellement fait son entrée dans la société. Certes, le banquet n’était pas spécialement raffiné et il avait aussi noté quelques manquements aux règles protocolaires, mais l’ambiance bon enfant avait quelque chose de rassurant. La plupart de ses amis et collègues étaient là, et il connaissait tout le monde, même les invités de marque comme ceux du Cercle des Huit. S’il eût préféré une soirée plus fastueuse pour les premiers pas de sa fille dans la haute bourgeoisie, il appréciait tout de même que cela se fît parmi les gens qu'il estimait. De plus, en cette période de l’année, il n'aurait pu espérer mieux car la saison des « Incontournables » ne commencerait réellement qu'après le bal organisé chaque année par le gouvernement et qui marquait le début des vacances d’été.
M. Scott, en véritable papa poule regardait avec délice sa fille tourbillonner dans sa robe d'organdi jaune pâle. Qu’elle était belle sous la lumière des candélabres ! Elle éclipsait tout le monde aux alentours. C'est avec un léger pincement au cœur qu'il constata que son petit poussin était maintenant presque une femme. Il se rappelait l'époque où elle n’était pas plus haute que trois pommes. Comme le temps passait vite ! Seize ans déjà. Elle avait tellement grandi, mais surtout le monde avait grandi avec elle ! En seize ans les avancées en matière de magie et d’alchimie avaient été telles, qu’il avait du mal à se rappeler sa vie sans son frigorificateur ou sans sa TV hologrammique tricolore 4D.
Oui, toutes ses inventions avaient quelques choses de grisants, mais aussi une partie de lui en avait terriblement peur. Il avait l’impression que tout s’accélérait si vite que l’on pouvait tomber dans l’excès sans même s’en rendre compte. Que la machine était si bien lancée, qu’il était maintenant impossible de l’enrailler. Il n’y avait qu’à voir l’apparition de cette nouvelle lubie qu’était le plastique et qui permettait de rendre les verres incassables quand auparavant il suffisait de les ensorceler par magie. Cette nouvelle matière nécessitait que l’on fore les sols pour en extraire un liquide noir et visqueux. Inadmissible ! Bientôt si cela continuait, la Terre ressemblerait à une taupinière !
M. Scott faisait partie du courant fondamentaliste traditionaliste qui sévissait au sein du gouvernement. Il s’enorgueillissait de penser que c’était grâce à son initiative et à celle de certains de ses collègues, que le conseil avait décidé de réévaluer dans deux ans les conséquences écologiques de l’utilisation d’une telle matière afin de décider ou non de sa potentielle interdiction. Monsieur Scott était confiant, il avait l’Histoire pour lui. Il suffisait de voir ce qui se passait à Terre-mère, la terre N°1, appelée aussi Planète Terre ou Planète Bleu.
Comme Vespalia était le monde parallèle N°2, de ce fait, beaucoup considérait qu’elle devait en être d’office, culturellement et sociologiquement parlant, la plus proche de celle-ci. Certes, il y avait quelques ressemblances. Vespalia et plus particulièrement Trachiat, ressemblait beaucoup au 19ème siècle de Terre-mère, même si, la Planète Bleu célébrait déjà son entrée dans le 21ème. Cependant, bien des choses différaient ! Par exemple, sur Terre-mère on avait décidé que l’entrée dans la modernité serait marquée par un nouveau calendrier et que l’an zéro désignerait la naissance d’un certain messie. Vespalia deux siècles plus tard, en avait fait de même, mais leur an zéro avait été marqué par la création des « quatre grands royaumes » lors de l’arrivée des tous premiers hommes, bien avant le jour du « grand exil ». Vespalia avait de plus, décidé de privilégier son rapport à la nature en préservant ses écosystèmes et ses sources de magies, au détriment de son développement, bien que ses dernières années les choses commençaient à changer. De ce fait, certain monde disait en comparaison, que Vespalia avait manqué le train de l’innovation ! Cela faisait même l’objet de nombreuses blagues venant de Cyber-World, la terre N° 5.
En effet, Cyber-World était sans doute le monde parallèle le plus évolué en matière de techniques de pointes. Elle avait su si bien mélanger : science, technologie et magie, qu’elle dépassait par bien des aspects, Terre-mère. Mais M. Scott ne les enviait pas pour autant. Cyber-world était aussi connu, pour abriter la plus grande prison des mondes. Mais c’était surtout un régime totalitaire, contrôlant tous les faits et gestes de son peule grâce à sa technologie et vivant essentiellement du trafic de ses inventions (souvent interdites à l’exportation, car juger contraire au « grand tabou ») et du trafic de ses prisonniers qui devenaient pour la plupart des esclaves. Oui, pour toutes ses raison, M. Scott voyait la course à la modernité et ses avancées magicaux-techniques d’un très mauvais œil. Il avait l’impression que beaucoup avait oublié le déroulement des choses, la raison même de leur arrivée ici après le « grand-exil », et que tout était un perpétuel recommencement, comme si les hommes et les créatures magiques ne savaient pas apprendre de leurs erreurs et tirer une leçon de leur histoire!
Il en était là de ses réflexions, quand une main lui secoua légèrement l’épaule. Surpris, il ne put s'empêcher de sursauter. Se retournant de mauvaise grâce, quelque peu courroucé par cette interruption, il se radoucit cependant en découvrant le visage craintif d'un jeune coursier qui ne devait pas excéder les douze ans.
Le jeune garçon s'éclaircit la voix et, prenant son courage à deux mains, parvint à articuler quelques mots :
" C'est ... pour vous Monsieur ".
M. Scott ne put s'empêcher de sourire en pensant que cette pauvre chose ne devait pas être dans le métier depuis longtemps. Le jeune garçon lui tendit de ses mains gantées un plateau en argent, dont le centre était occupé par une enveloppe rouge.
- Un message... a été laissé pour vous… à la réception, bafouilla le jeune homme.
M. Scott quelque peu étonné, récupéra l'enveloppe et l'ouvrit délicatement puis commença à la lire. Il manqua cependant de s'étrangler d'effroi et au fur et à mesure de l'avancée de sa lecture son visage se décomposa peu à peu. Il prit soin d’en relire par quatre fois les mots pour être sûr d'en comprendre le sens. Il devait sembler livide car le jeune coursier s'autorisa à lui demander s’il allait bien et s’il ne voulait pas un verre d'eau ! M. Scott se souvint de sa présence et dans une sorte de démence, sauta de sa chaise et se jeta sur l'enfant en l’empoignant violemment.
-Qui a envoyé ce message, Qui ? cria-t-il en le secouant de toutes ses forces.
-Je ... Je ne sais pas ... la personne n'a pas laissé de nom et est repartie sans demander son reste, répondit l’enfant terrorisé. Elle a juste laissé un gros pourboire, en disant que c'était important et que vous voudriez être prévenu au plus vite !
- A quoi ressemblait- il ?
- Je ne l'ai vu que de loin… il faudrait plutôt demander à mon patron, le réceptionniste, dit le coursier avec plus de conviction, soulagé de pouvoir se débarrasser de cet individu qui le malmenait fermement, mais M. Scott ne voulait pas le lâcher.
- C'est lui qui lui a parlé, reprit donc le garçon en tremblant quelque peu, des gouttes de sueurs perlant de son front, Mais je doute qu'il ne vous en dise plus… la personne était camouflée dans une longue cape marron à capuche, et… c'est à peine si sa voix était audible !
Comprenant qu'il n'en tirerait rien de plus, il lâcha enfin le gamin qui s'enfuit sans se retourner ; M. Scott tenta de reprendre son calme, mais une boule d'angoisse lui nouait maintenant l'estomac et il avait l'impression d’étouffer. Sa tête lui tournait et il se mit à chanceler. Pensant s'écrouler sur le sol, il ne dut son salut qu'à sa canne qu'il agrippa avec toutes les dernières forces qu'il lui restait. Un serveur, un plateau rempli de différentes liqueurs à la main, passa à ses côtés. M. Scott lui arracha deux verres, qu'il s'empressa d'avaler avant même de savoir ce qu’ils contenaient ! Se sentant quelque peu ragaillardi et ayant retrouvé ses esprits, il regarda autour de lui pour être sûr de ne rien manquer.
Alors que quelques minutes plus tôt il était enjoué et confiant, il se trouvait maintenant suspicieux et craintif. Son regard se posa tour à tour sur les personnes qui étaient auparavant des amis et des collègues. Ces personnes, qu'il appréciait et à qui il faisait confiance, semblaient toutes soudain porter un masque. Il savait que parmi eux se trouvait une menace, une menace sourde et lancinante n’attendant que le bon moment pour frapper. Il n'était plus en sécurité ici, il ne l'avait sans doute jamais été !
Il fallait faire vite. Prenant son courage à deux mains, il se précipita sur sa fille, (Du moins aussi vite que sa jambe malade le lui permit). Elle était en très bonne compagnie et avait réussi à se faire inviter par La Limaille de Fer en personne, qui avait l'air de la trouver fort charmante. Il l'interrompit cependant au beau milieu d'une danse au mépris de toute bienséance protocolaire. Il l'agrippa par le bras et la tira vers lui, n'adressant même pas un mot de remerciement ou d'excuse à celui qui avait été son cavalier. Sa fille lui résista, ne comprenant pas où il voulait en venir, mais plus elle essayait de se dérober et plus il l'agrippait fort. Les gestes de son père en étaient même brusques et violents. Marie Madeline Scott, sa fille, était rouge de honte, son père se donnait en spectacle et tout le monde les regardait maintenant, certains s'étaient même arrêtés de danser pour mieux profiter de la scène. Comment son père pouvait-il lui faire une chose pareille le jour de son premier bal ? De rage elle lui donna un violent coup dans les côtes et réussit à se dégager.
" Père, je n'irai pas plus loin et je ne vous suivrai pas avant que vous m'ayez expliqué le pourquoi d'un tel empressement. Mon cavalier vous aurait-il froissé, ou n'avez-vous pour seul but que de m'humilier en public ? "
Pour toute réponse son père se contenta de reprendre sa main, tout en regardant de gauche à droite afin de parvenir à repérer sa femme parmi les danseurs. Il finit tout de même par ajouter quelque chose, devant l'insistance de sa fille.
- Je n'ai pas le temps de te parler et encore moins l'envie de discuter, suis-moi sans poser de question, sans même ouvrir la bouche et sans même me contredire, et fais-le vite, car le temps nous presse et je n'ai plus la force de me battre contre toi.
- Mais je ne comprends pas ! Père, vous savez parfaitement à quel point cette soirée est importante pour moi et à quel point ce genre d’événement est essentiel pour se faire une réputation, des amis, pour nouer des alliances et asseoir sa position sociale. On ne fait qu'une première impression, et on ne jouit que très peu de temps de l'attrait de la nouveauté. Ainsi, vous piétinez tous mes espoirs et mes rêves d'avenir, pour une petite fatigue ou un morceau de viande mal digéré ! Jusqu’à maintenant, je ne vous ai jamais reproché vos absences ou vos sauts d’humeurs, parce que jusque-là, les rares fois où vous étiez présent, vous vous montriez compréhensif et vous faisiez tout pour être un bon père, mais en cet instant même, je n'ai jamais eu aussi honte de vous ! dit-elle sur un ton glacial et grinçant.
Les quelques mots de sa fille lui avaient fait aussi mal qu’une gifle. Non, à la vérité cela lui avait fait bien plus mal encore. Jamais au grand jamais elle n'avait fait preuve d'insolence ou avait mis en doute son éducation. Il en oublia même quelque peu ses motivations et se sentit vide, extrêmement vieux et fatigué. Que sa fille avait grandi ! Combien elle était devenue forte et belle ! Il ne se faisait plus de soucis pour elle, quoiqu'il arriverait par la suite elle saurait y faire face et le surmonter. Il en était presque arrivé à la conclusion qu'il devait finalement laisser sa progéniture jouir de la soirée et demander à quelqu'un qu'on la ramène sur le tard, quand l'urgence de la situation se rappela à lui devant l'arrivée de sa femme. Elle avait vu de loin la scène et ne comprenait pas ce qui pouvait pousser son mari à de tels agissements, lui qui adorait sa fille et qui était d'une nature si discrète ! Cependant, face à la mine déconfite de son mari, elle comprit que quelque chose de grave s'était produite. Elle le prit à part afin d’en savoir plus.
- Que se passe-t-il ? s’enquit-elle soucieuse.
- Il faut partir, chuchota M. Scott, Il faut partir d'ici le plus vite possible, je dois voir quelqu'un de toute urgence ...
- Arthur Prestt Scott, que se passe-t-il réellement !? dit-elle au bord de la crise de nerf.
C'était compréhensible, sa femme attendait plus d’explications. Elle ne comprendrait pas qu'il restât cloîtré dans son mutisme, alors que jusque-là il lui disait tout et il comprit qu'elle ne le suivrait pas sans une raison convaincante. De plus, sa fille avait épuisé ses forces et il n'avait pas envie de tirer un deuxième poids récalcitrant jusqu'à la porte de sortie. Il essaya donc de faire vite et bref, pour que sa femme comprenne les enjeux de la situation sans que sa fille n’en soit trop inquiétée pour autant.
- C'est la Rose, dit-il en appuyant bien sur le dernier mot, afin que sa femme en comprenne l’importance.
Celle-ci cependant fit mine de ne pas comprendre, ou plutôt de ne pas vouloir comprendre, car il voyait à la manière dont elle se tripotait les doigts qu'elle était soudain inquiète. Comme il ne voulait pas s'étendre sur le sujet et surtout pas en un tel lieu et devant un public, il fouilla dans sa poche et tendit l'enveloppe rouge à sa femme. Elle l'ouvrit délicatement et en commença la lecture à haute voix, mais au bout de quelques secondes ses mots se turent, comme prisonniers de sa gorge.
Mon cher Monsieur Prestt Scott,
Je vous observe en ce moment même, si souriant devant votre fille,
Mais n'oubliez jamais que je suis toujours près de vous telle une ombre.
Et bientôt ce sera à mon tour de rire, car notre rencontre est proche.
Cordialement,
Votre Ami
Au-dessous de la lettre se trouvait, joliment dessinée, une rose rouge, dont quelques pétales s'étaient détachées, prémisses de sa beauté fanante. Il fallait voir cela comme une sorte de Vanité.
- Partons, dit M. Scott en lançant un regard suppliant à sa femme.
- Mais, maman ... dit Mlle Marie Madeline Scott, revenant vers eux et espérant que sa mère réagirait face à l'absurdité de la situation et s'offusquerait de l'étrange comportement de son père.
- Ne discute pas, écoute ton père et avance ! dit celle-ci d'un ton cassant.
- Mais...
Elle n'eut pas le courage de terminer sa phrase, face au regard glacial que lui lançait maintenant sa mère et l’expression de son père qui quant à lui semblait soulagé de ne plus avoir à s’expliquer davantage. Ainsi, Marie Madeline comprit enfin que l'heure était grave et que quelque chose s'était produite. Elle se résigna donc à avancer avec un pincement au cœur, non sans lancer un dernier coup d'œil à l'assistance qui s'était peu à peu désintéressée d’eux. Arrivés à la réception, son père leur demanda d'aller l'attendre dans la voiture à charrette, il avait encore quelques petites choses à régler avant leur départ.
Une fois sa femme et sa fille parties, M. Scott se dirigea vers le réceptionniste, qui, comme le garçon le lui avait dit plus tôt, n'avait pas bien vu la personne qui avait laissé le message. Pas assez du moins pour en faire une description, vu que le visage de la personne se trouvait effectivement cachée sous une capuche. M. Scott demanda alors s’il ne pouvait pas utiliser leur téléphone pour passer un appel des plus urgents. Mais le réceptionniste lui expliqua que la direction leur interdisait formellement de passer des coups de fil personnels et qu'il en allait de même avec les clients, que si, ces derniers voulaient téléphoner, ils devaient soit souscrire un abonnement d'une semaine minimum auprès de l’hôtel, soit se rendre à pied jusqu'aux cabines publiques qui se trouvaient plus bas dans la rue. Mais M. Scott était trop pressé pour cela, et donna un pourboire si conséquent au réceptionniste que celui-ci accepta de faire une entorse au règlement. M. Scott demanda au standard de le mettre en communication avec le numéro qu'il leur indiqua, et attendit que quelqu'un décroche. Il en était déjà à la neuvième sonnerie et était sur le point de raccrocher quand une voix ensommeillée lui répondit. Il ne prit que quelques minutes pour exposer les grandes lignes à son interlocuteur, qui semblait maintenant être pleinement réveillé et avoir toute son attention.
-Jusqu'à maintenant j'ai décliné toutes vos invitations, j'accepte cependant de vous rencontrer. Vous comprendrez que l'heure est grave et que ma position a changé. J'espère que, comme vous me le promettiez jusqu'alors, vous aurez des informations juteuses en votre possession, du moins assez juteuses pour étancher ma soif ! Rendez-vous dans une demi-heure à l'Auberge des trois chatons, il n'y a jamais personne et nous y serons tranquilles. Et bien que l’auberge se trouve dans un quartier mal fréquenté, le patron est un ami et il ne posera pas de questions. Ne soyez pas en retard, j'ai horreur d’attendre, dit-il en raccrochant, sans même laisser à son interlocuteur le soin de répondre ou d'émettre une objection.
La chose faite, il remercia le réceptionniste et sortit au plus vite. Dehors l'air était frais, et la nuit obscure et sans étoile. On n’y aurait vu goutte, si un falotier n’avait pas allumé les lampadaires à bougies qui apparaissaient à intervalles réguliers tout au long de la rue. Il arriva enfin à sa voiture où son cocher l’attendait. En le voyant s'approcher, celui-ci s'empressa d'écraser sa cigarette avec bruit sur le sol, et accourut pour ouvrir la porte de la cabine et pour l'aider à en monter les deux marches. A l’intérieur, sa fille se trouvait recroquevillée en boule, la tête sur les genoux de sa mère, elle avait les yeux rouges et les joues bouffies, elle avait dû pleurer. Ce constat affecta profondément M. Scott qui par respect pour sa fille fit semblant de ne pas s'en être aperçu. Se retournant vers le cocher il lui donna ses instructions, puis celui-ci referma soigneusement la portière.
Bien assis et rasséréné, M. Scott regarda les deux personnes auxquelles il tenait le plus, l'ignorer du regard. Connaissant sa fille, il savait que cela mettrait longtemps avant qu'il ait de nouveau sa confiance. Si seulement elle comprenait, si seulement, elle savait tout ce qu'il faisait pour elle et combien il l’aimait ! Pas plus tard qu’aujourd’hui, elle avait dansé avec lui à l'ouverture du bal et les deux autres danses suivantes, et il avait accepté car il savait que ce moment était important pour elle et à quel point cela lui faisait plaisir. Pourtant, la plupart de ses amis s'étaient étonnés d'un tel comportement. En effet, dans le milieu, tout le monde savait qu'il s'était blessé la jambe à la chasse. Il avait ainsi sauvé le prince dont la vie était menacée par un sanglier récalcitrant dont il s'était attiré les courroux. Le prince n'avait dû son salut que par le fait que M. Scott l'ait poussé dans les buissons, recevant un coup de défense à la jambe à la place de celui -ci. M. Scott, avant de perdre connaissance, avait sorti son épée attachée à sa garde et l’avait enfoncé en plein dans l'œil droit de la bête l'achevant sur le coup. Fort de cette histoire il était monté en grade, mais il s'en était sorti avec une vilaine cicatrice qui l'élançait à chaque effort, si bien que maintenant qu'il était dans la force de l'âge et perclus de rhumatismes, il ne pouvait se déplacer sans sa canne. Si bien que depuis un certain nombre d’années il s'était arrêté de danser et ne se contentait que de regarder de loin. Si bien que quand sa fille lui avait demandé cette faveur et n'ayant le cœur de refuser, il avait enduré la pire souffrance en silence, se mordant discrètement la lèvre inférieure pour ne pas crier, pour ne rien laisser transparaître de sa douleur.
Oui, il était prêt à tout cela et beaucoup plus pour elle, et si la mettre en sécurité voulait dire ne recevoir d'elle à l’avenir, qu’haine et détachement, il était prêt à en courir le risque. Las de ce constat, il s'aperçut avec surprise qu'ils étaient maintenant arrivés. Il attendit qu'on lui ouvre la porte et qu'on l'aide à sortir, et donna pour instruction qu'on appelle la police s’il n'était pas de retour avant une heure.
Il embrassa, avant de quitter la voiture à cheval, sa femme qui énervée et inquiète ne lui rendit pas son baiser, puis il promit de revenir au plus vite.
L'angoisse qui ne l'avait jamais totalement quitté depuis tout à l'heure se fit encore plus insistante, car il se trouvait maintenant seul en cette heure tardive dans les rues pavées des bas-fonds. Sursautant au moindre bruit, rasant les murs comme pour se faire transparent à chaque fois qu'une personne approchait, il se mit à clopiner avec entrain quand il aperçut enfin une enseigne, représentant trois chats morts, se balançant pendus à une corde de chanvre. Pas de doute il était bien arrivé Aux trois chatons.
Une pâle lumière se reflétait sur le trottoir : l'échoppe était encore ouverte. Un carillon chanta délicatement sur son passage, il aperçut le patron essuyer les verres propres sur le comptoir et lui fit un signe de main, auquel l'homme répondit par un large sourire. A part lui, les lieux étaient vides, pas un chat (c’était le cas de le dire !). Heinrich était sûrement en retard. En même temps il ne pouvait pas trop lui en vouloir, il l'avait prévenu à la dernière minute en cette heure avancée de la nuit (ou du jour selon le point de vue de chacun). Il prit la résolution de s'asseoir à une table et de commander une bière, il ne l'attendrait pas plus de dix minutes.
Mais alors qu'il allait s'asseoir près d'une table au coin du feu, il distingua une silhouette se détachant maladroitement d'un renfoncement ombrageux. M. Scott se dirigea alors vers elle.
- Je me demandais, combien de temps il allait vous falloir pour noter ma présence, dit le jeune homme amusé.
M. Scott s'assit en face de lui. L'homme avait déjà commandé et lui tendit une bière, qu'il s'empressa d'entamer et à défaut d'avoir les idées plus claires, il en gagna en courage.
-J'ai eu une longue journée, dit M. Scott pour toute excuse.
-J'ai cru comprendre cela en effet, dit le jeune homme.
On ne distinguait pas bien ses traits dans la pénombre, mais il avait les yeux bleus et les cheveux brun et devait avoir dans les dix-sept ans. De plus, lui aussi arborait un manteau à capuche bleu.
-Pourquoi tout le monde a dans l'idée de porter des capuches ? s’énerva M. Scott repensant à la lettre et à son mystérieux expéditeur.
Il s'aperçut avec horreur qu'il avait dit la phrase tout haut. Le jeune homme parut s'amuser de la situation, d'ailleurs il paressait s'amuser de tout. Ne comprenait-il pas à quel point l'heure était grave, et à quel point il était inapproprié de rire en de telles circonstances ? M. Scott avait l'impression qu'en l'espace de quelques heures il s'était trouvé plus incompris que le restant de sa vie entière. Lui qui adorait tout contrôler, ne contrôlait maintenant plus rien, et n'avait plus d'emprise sur le déroulement des choses.
-J’espérais que vous m'aideriez à trouver une solution pour m'extirper de cette histoire, mais peut -être ai-je perdu mon temps ? dit-il sur le ton de la menace.
Excédé par la nonchalance de son interlocuteur, il était sur le point de se lever et de tourner les talons quand le jeune homme le rassura.
- Allons, allons, un peu de calme, je vous assure que vous ne vous êtes pas déplacé pour rien. J'ai des choses fortes intéressantes à vous dévoiler et même à vous montrer. Cependant, et c'est une simple formalité je dois m'assurer que vous remplirez vous aussi votre part du marché.
M. Scott fouilla dans sa poche et en sortit une bourse, elle était lourde et bien remplie et c'est non sans un pincement au cœur qu’il la lança à son interlocuteur. Celui-ci la soupesa, puis la fit disparaître dans l'une de ses poches sans même prendre la peine d'en vérifier le contenu.
-Il en manque, observa le jeune homme.
-La suite viendra quand je serai satisfait.
-Ce n'est pas ce qui était convenu, dit l'homme dubitatif.
-Je sais, mais comme je trouve normal que vous preniez des précautions, il doit en être de même quand j'assure les miennes. Je veux juste être sûr de recevoir ce qui m'est dû et ce que j'ai durement acheté.
Le jeune homme, fort de son étrange habitude, se contenta de sourire.
-C’est bon, vous m'avez convaincu, mais je vous assure que vous prenez toutes ces dispositions pour rien car je ne vous décevrai pas !
Passant un bref instant, sous les rayons de la lampe d'ambiance posée sur la table qui ne diffusait de ce fait qu'une pâle lueur, M. Scott aperçut pour la première fois que le garçon avait un tatouage au cou. Discret, celui-ci faisait à peu près la taille d'un joyau d’Or. Il représentait un pentacle runique, comme de ceux que l'on utilisait autrefois pour l'alchimie et en son centre était dessiné un oiseau que M. Scott reconnut comme étant un phénix. Cependant celui-ci n'était pas nimbé de flammes mais semblait sortir d'une rose qui en composait le fond. Quel étrange tatouage, se dit-il. La vue de la rose lui glaça le sang un peu plus, dans la conjoncture actuelle il ne voyait pas cela comme un bon présage. Le jeune homme perçut son trouble, car il crut bon de se justifier tout en rajustant son col pour en cacher la vue.
-Ça fait longtemps que je l’ai, ma mère me l'a offert pour mes sept ans, si ma mémoire est bonne, c'est elle-même qui en a choisi le motif, et il a été fait d'après l'un de ses dessins. Il m'arrive malheureusement souvent de me dire que ma mère a mauvais goût. Mais cessons de parler de moi et revenons à nos moutons. Pour ce qui est de notre affaire, chez nous, à la police, nous en sommes arrivés à la conclusion qu'il s’agit d'un tueur en série ; l’information sera divulguée au public très bientôt. Mais je suppose que vous, au ministère, êtes déjà au courant.
M. Scott avait toujours les yeux rivés sur l’endroit où il avait aperçu le tatouage. Comme hypnotisé, il n’écoutait déjà plus son interlocuteur… Son regard glissa jusqu’au visage du jeune homme puis plongea dans ses yeux. Avait-il bien fait de l’appeler lui ? Peter Black Heinrich ? Que dire de ce jeune homme… ?
Il tenta de faire le point sur tout ce qu'il savait sur lui. Peter black Heinrich était le plus jeune employé de la police que l'histoire ait porté, du moins à la connaissance de M. Scott. Il était en effet entré en service à l'âge peu conventionnel de quinze ans et en un an il avait su si bien se rendre indispensable qu'il était monté en grade, et se trouvait maintenant adjoint du commissaire sur l'affaire qui l’intéressait. Tout le monde le disait vif d'esprit et surdoué. On racontait aussi qu’il venait tout droit du nord. Fils d'une mère autoritaire, celle-ci dirigeait tout dans sa vie et l'avait poussé à poursuivre une carrière dans la police contre ses propres aspirations. Elle était venue un jour avec tous les papiers montrant qu'il avait réussi ses classes et obtenu son diplôme avec les honneurs et avait demandé qu'on l'inscrive aux concours de la fonction publique. Concours qu'il avait évidemment obtenus et où il s’était illustré en décrochant la première place.
Par la suite, il avait montré des aptitudes magiques particulières et insolites qui, mises au service de ses missions, en faisaient un parfait élément. Cependant, aussi célèbre et populaire qu'il pouvait être, sa mère s'arrangeait pour qu'il ait les pieds sur terre. Elle lui rendait souvent visite au commissariat, et à chaque fois qu'elle passait, Heinrich en restait tétanisé ; pendant au moins plusieurs heures on ne pouvait plus rien tirer de lui. Chacun se demandait comment une mère qui paraissait si jeune (presque plus jeune que son fils) et si gentille (quand elle le voulait) pouvait avoir un tel ascendant sur lui ! Et comme un peu pour la défier, pour entacher l'image si parfaite qu'on avait de lui, ou pour mettre de l'argent de côté sans que sa mère n'en sache rien, il lui arrivait souvent de vendre ses informations au plus offrant. M. Scott en faisait maintenant partie, à la différence près que c'est Heinrich lui-même qui lui avait proposé ses services pressentant qu'il en aurait besoin ; M. Scott en avait donc conclu que comme le jeune homme le disait, il en savait beaucoup plus que lui.
M. Scott sortit de ses pensées, Heinrich le regardait et paraissait attendre une réponse de sa part.
-Heu, pardon, avoua M. Scott, pouvez-vous répéter je n'ai pas entendu ?
-Vous savez, si vous ne m'écoutez pas, ce n'est pas mon problème, je suis payé pour vous dire ce que je sais, pas pour vous le répéter deux fois ! dit-il vexé que cet homme en face de lui ne lui prête pas plus attention ; de ce fait il reprit là où il s’en était arrêté, Nous pensons donc qu'il s’agit d’un tueur en série, qui dans l'ombre, s'en prend aux membres haut placés du gouvernement et à leurs acolytes.
-Oui, mais cela je le sais ! dit M. Scott exténué, tout le monde en tremble en ce moment, des menaces pèsent sur la tête de certaines personnes qui reçoivent des lettres ou des coups de fil, mais la plupart du temps se sont de fausses alertes, des blagues que des plaisantins s'amusent à faire à leurs collègues effrayés avec un humour douteux ! Ce que je veux savoir, ce que je veux réellement savoir, c'est qui se cache derrière ces meurtres, je veux un nom, une piste, un moyen de l'arrêter, un motif, n'importe quoi qui puisse me permettre d'y voir plus clair et d'enfin pouvoir retrouver le sommeil ! Je suis d'une nature quelque peu craintive, et il en faut peu pour me chambouler l’estomac, et ce genre de plaisanteries m'horripile et il faut qu'elles cessent !! Voilà ce que je veux et voilà ce pourquoi je vous paye, pouvez-vous oui ou non répondre à l'une de mes questions ?
-Je vous reconnais bien là avec votre franc-parler, mais les choses ne sont pas aussi simples, et vous ne pourrez avoir pleinement satisfaction qu’en suivant le déroulement de mes avancées. Je crois cependant pouvoir répondre à l’une de vos questions, du moins en partie !
-En partie cela n'est pas suffisant, je veux du concret, je veux des réponses !
-Vous aurez ce que je pourrai vous donner, mais je vous assure que c'est déjà beaucoup croyez-moi ! Tenez, faisons ceci, si d'ici tout à l'heure ce que je vous ai raconté ne vous satisfait pas, vous pourrez repartir sans me payer mon reste !
M. Scott parut réfléchir et l'arrangement lui plut. Heinrich prit son rictus pour un acquiescement car il reprit :
-Comme vous le savez, mon poste dans la police me permet d'être une des personnes les plus informées en ce qui concerne cette affaire, je suis au courant de tout ce qui se dit, visite toutes les scènes de crimes et tire mes propres conclusions. J'ai quelquefois pour me seconder un ami, vous le connaissez peut-être, il s'appelle Thierry Bourbier, il travaille pour le DAILY NEWS, et comme on lui sait des amitiés avec moi, son patron l'a chargé de la rubrique policière. Nous nous ressemblons beaucoup, il a l'esprit vif, il est jeune comme moi, et il a l’œil. Il voit ou comprend souvent l'importance des choses, tel un pressentiment, il s'attarde sur les détails et c'est souvent avec de petits détails que l'on peut résoudre des enquêtes. Il aurait pu faire un excellent policier mais il aime trop son métier pour cela, a des horaires convenables et est trop bien payé pour en changer. Cependant, il m'accompagne sur les scènes de crimes, et ses conclusions souvent à contre-pied des miennes sont toujours très intéressantes. De plus, avoir un ami journaliste est un atout : je suis au courant de certaines choses avant tout le monde, je sais ce qui sera à la une du journal du lendemain avant tout le monde, et en échange de quelques exclusivités et informations que je lui donne pour ses articles, il me rend quelques petits services, publie de fausses rumeurs pour mettre certains meurtriers en déroute, minimise l'ampleur d'une affaire auprès de son patron pour éviter qu’elle ne fasse les gros titres et que l'on puisse manœuvrer en paix. Il lui arrive même de jouer les détectives privés pour moi quand j'ai besoin de plus de preuves avant de les exposer à mon patron.
M. Scott l'écoutait attentivement, mais ne voyait pas très bien où Heinrich voulait en venir et pourquoi il lui donnait tant de détails sur son amitié avec cet inconnu et en quoi cela pouvait servir son affaire ? Mais comme Heinrich n'avait pas l'air de vouloir en venir au fait, M. Scott prit néanmoins la résolution de prendre son mal en patience comme la bienséance l’exigeait, même si secrètement, il avait envie de le houspiller face à l’urgence de la situation.
-Une fois, alors que Thierry, m'accompagnait sur un des meurtres liés à cette affaire, continua Heinrich, il me rapporta quelque chose. Bien que cela faisait déjà plus de trois jours que les policiers avaient bouclé les lieux et passé au peigne fin la scène du crime, ils étaient passés à côté d'un indice ! Peut-être le seul indice sérieux que l'on eut trouvé jusqu’alors. Thierry tenait cet objet au creux de sa main, et quand il me le dévoila, je ne compris pas tout de suite de quoi il s’agissait. Je crus d'abord à une pièce, car l'objet était en or et frappé d’armoiries, mais en regardant de plus près je m’aperçus qu'il s’agissait en fait d'un bouton ! Thierry m'apprit qu'il l'avait trouvé coincé entre deux pavés, à un mètre au-delà du cordon de sécurité établi par la police. Les enquêteurs n'avaient pas cherché au-delà de leur délimitation et avaient failli passer à côté de cette découverte !
M. Scott regarda Heinrich perplexe, celui-ci était si enthousiaste, qu’il attendait sûrement de lui qu'il poussa un cri d’admiration, mais M. Scott ne parvenait vraiment pas à comprendre en quoi un bouton pouvait faire un indice incontournable !!
-Bien sûr, reprit Heinrich, je recueillis délicatement le bouton dans le creux de mon mouchoir en tissu et l'emmenais au laboratoire. Je n'avais parlé de ma trouvaille à personne, et dis à Thierry qu'il devait sans doute s’agir d'un bouton se trouvant déjà là à une date antérieure au crime. Mais j'avais déjà ma petite idée, je voulais juste la vérifier et attendre le bon moment avant de l'exposer au public. Le médecin légiste m'avait rapporté que l'on avait trouvé des bouts de tissus sous les ongles de la victime. Après analyse au microscope de certains fils restés accrochés au bouton trouvé sur le sol, ils nous apparurent provenir du même tissu que ceux coincés dans les ongles de la pauvre malheureuse. D'après mes conclusions, la victime s'était donc débattue, et avait arraché un bouton à son agresseur qui avait roulé plus loin quand elle s'était écroulée sur le sol ! Fort de ce constat nous avions donc, enfin une chose appartenant au criminel.
Après recherche, et grâce aux armoiries sur le bouton, nous pûmes en établir la provenance.
M. Scott qui n'avait pas cessé d'écouter, fut soudain pris d'un regain d’intérêt, il n'en aurait presque pas respiré de peur d'interrompre son interlocuteur et se sentait soudain exister ! Heinrich avait dû noter cela, car il prit une pause théâtrale, fit mine de chercher ses mots pour faire durer le suspense. Au bout d'une minute n'en pouvant plus M. Scott s’écria :
-Alors d'où le bouton provenait-t-il ? dit-il d’un ton insistant.
Cette marque d’impatience amusa follement Heinrich.
- De ... St James College.
-De ... St James College ? répéta M. Scott un peu déçu.
St James Collège était une école fort réputée, pour personnes riches et de haute lignée.
-Oui de St James College ! Vu la couleur du fil cela provient de l'uniforme des garçons. Notre tueur, donc, est un homme qui fait ou qui a fait ses études là-bas. Plus intéressant encore, les costumes et leurs boutons par conséquence, ont été changés il y a trois ou quatre ans de cela, nous pouvons donc en conclure que notre homme doit avoir dans les vingt-deux ans ou plus, ou, autre hypothèse et non des moindres, qu'il doit s’agir d'une « Plume d'Or ». Comme vous le savez, de par leurs conditions particulières, les « Plumes d'Or » reçoivent les vieux costumes de leurs camarades, quand ceux-ci généreusement en font don à l'école à leur départ ; de ce fait, il y a donc aussi une possibilité pour que notre tueur soit toujours en train de faire ses études !
Fort de mes conclusions et ayant maintenant un début de piste, j'ai repris toutes les affaires, travaillant dans le plus grand secret sur mon temps libre. Certains diront que c'est pour m'en attirer tous les mérites par la suite, mais la vérité est que je suis un solitaire, je préfère travailler seul et j'ai toujours peur de l'échec. Donc si par malheur mes recherches s’avéraient infructueuses, je n'aurais fait perdre de temps à personne et personne ne serait témoin de mon fourvoiement ! Mais cela arrange vos affaires n'est-ce pas ?
- Je ne comprends pas ! dit M. Scott soudain sur la défensive.
-Vous ne comprenez pas ?
M. Scott fit non de la tête.
-C'est pourtant simple, reprit Heinrich, si je n'en ai parlé à personne, seul vous et moi à l'heure actuelle sommes au courant de l'avancée de mon enquête, quand je vous aurai fait part de tout ce que je sais, vous seul déciderez quoi en faire, et comme vous serez le premier à être au courant, vous serez libre de réagir à mes découvertes comme bon vous semble. Je vous laisserai disons (il se mit à réfléchir) une ... ou deux semaines avant d'en parler à mes supérieurs et de faire mon rapport. Voilà ce que vous avez vraiment acheté, une information exclusive, une information que personne ne détient jusqu'à maintenant, le début d'une piste qu'il vous sera libre ou non de suivre, un début de réponse qui vous permettra de vous prémunir et peut-être, qui sait si vous savez vous y prendre, d'arriver à retrouver le sommeil… voilà ce que vous avez acheté, et voilà ce pourquoi vous me payerez ! dit-il avec un air triomphal.
M. Scott ne s'était pas trompé, Peter Black Heinrich était fidèle à sa réputation, un gamin surdoué et vif d'esprit, qui avait toujours plus d'un tour dans sa manche et toujours un coup d’avance. M. Scott avait réagi et était allé exactement là où Heinrich le désirait, et sans qu'il s'en aperçoive celui-ci l'avait pris dans ses filets. Oui, car en n’en point douter, il paierait pour entendre la suite et il paierait sans doute les fois suivantes. M. Scott de son côté, en était maintenant sûr, Heinrich ne lui dirait certainement pas tout aujourd'hui. Non, il lui en dirait suffisamment pour le tenir en haleine, le laisserait partir, puis il le rappellerait à lui ! Fort heureusement, M. Scott était riche et aurait quoi qu'il arrive, de quoi payer, c'est sans doute pour ça qu'Heinrich, il y a une semaine, l’avait appelé lui !
-Reprenez votre histoire, et je verrai alors si vous dites vrai, et s’il y a de quoi faire affaire, finit par dire M. Scott pour se donner de la contenance ; il n'aimait pas être manipulé.
-Oui, où en étais-je ?
-Les crimes, vous les aviez tous repris un part un.
-Heureusement pour moi, vous m'écoutiez attentivement !
-Il le faut, ne m'avez-vous pas dit tout à l'heure que vous n'étiez pas payé pour raconter deux fois la même chose. Maintenant je sais pourquoi cela, c'est parce que vous êtes incapable de le faire !
Heinrich parut rire de ses faiblesses.
-Vous avez raison, dit-il, il faut croire que comme vous, je suis humain !
M. Scott ne comprenait pas très bien cette phrase et ne savait pas s’il n'y avait pas là raison de s’énerver, mais il n'eut pas loisir de s'y pencher d’avantage car Heinrich poursuivit :
- Comme vous l'avez si bien dit plus tôt, je repris toutes les affaires, essayant d'y trouver une nouvelle piste, fort de mon nouvel indice. La particularité de ces crimes est qu'il n'y a pas de schéma criminel à proprement parler. Sur les vingt-trois meurtres que l'on relie à l’affaire, tous n'ont pas été exécutés de la même façon. À croire que le tueur improvise à chaque fois, ou planifie une mort différente pour chaque personne. C'est cela qui fait qu'il est si dur à cerner et à coincer. Le seul vrai lien entre les meurtres et qui nous a permis de penser qu'il s’agisse d'un tueur en série c'est la rose rouge que l'on retrouve auprès de chaque cadavre. De plus, la plupart des victimes occupent un poste au Consule ou au Ministère, il y a cependant quelques victimes collatérales. Face à la diversité des crimes, nous avions émis l'hypothèse que certains étaient le fruit d’imitateurs, mais l'information sur la rose n'a pas encore été divulguée, ce qui réduit les possibilités à un petit cercle de personnes, et qui impliquerait des gens de la police ou du gouvernement… L'idée a donc été vivement écartée, l'affaire fait déjà assez de bruit dans le milieu interne pour voir un vent de psychose plus important encore se créer dans nos locaux, ce n'est pas ça qui aidera l'avancée des choses ! Cependant, malgré la multiplicité des crimes nous pouvons les classer dans des catégories bien distinctes :
Premièrement, les crimes d'une extrême violence, la victime, le plus souvent tuée avec un objet contondant, est frappée à de multiples reprises jusqu'à la laisser sans vie, le crâne défoncé.
Deuxièmement, des crimes plus précis et à la main, des coups bien placés et contondant également mais qui, vu l’angle et la force, ne sont pas le fruit d'une personne de grande taille, mais néanmoins, sans doute celle d'un homme, comme l’a confirmé mon précédent indice. D'une personne qui s'y connaît en arts martiaux, mais surtout en anatomie et qui sait où frapper avec précision.
Troisièmement, des crimes qui dénotent un talent ou une « aptitude particulière ». Vous voyez de quoi je veux parler !
M. Scott déglutit, il voyait très bien et c'était justement cela qui lui faisait peur, car ceux qui étaient initiés à "l'Art", à la magie, n'étaient pas nombreux et bien souvent membres du Consule ou du gouvernement. Sa famille, ses collèges, ses amis... Il ne voulait pas croire à une telle possibilité et pourtant… (C’était la chose qui l'avait le plus tourmenté ces derniers temps.) Cela restait l'explication la plus logique. Sinon pourquoi donc s'en prenait-on aux ... Il frissonna. Heinrich reprit :
- Quatrièmement, des crimes brefs à l’exécution parfaite, aussi tranchants qu’une lame et aussi rapides que la lumière, lança Heinrich avec passion. On peut aussi mettre dans cette catégorie les crimes à la canne de duel.
Heinrich sortit une grande enveloppe marron de son sac et en fit glisser une première photo sur la table. Elle représentait une canne de duel, à première vue une canne comme les autres mais qui cachait en son sein une longue lame aiguisée, plus fine qu'une feuille de papier, plus solide qu'une enclume et plus tranchante qu’un couteau.
-Peu nombreuses sont les personnes à en posséder une et nous savons tous dans quel milieu elles travaillent !
Et enfin, pour la dernière catégorie, des crimes qui demandent une extrême finesse d’esprit. Un peu comme un champion devant son échiquier, qui prévoit tout à l'avance et dont les coups mûrement réfléchis ne le sont que pour faire mouche. Oui, quelqu'un d'extrêmement cultivé, et d'une intelligence fine.
-Quelqu'un capable d'amener les gens exactement à l'endroit où il veut les voir, compléta M. Scott.
-Oui, dit Heinrich surpris, c'est exactement ce que j'allais dire.
M. Scott trouvait qu'Heinrich faisait partie de cette dernière catégorie de personnes. Il supposait que si un jour il devait se débarrasser de quelqu'un il le ferait sans se mouiller, aurait un parfait alibi et se contenterait de bouger les pions à distance. Ce ne serait pas le genre à se battre à mains nues, ni même avec un quelconque objet. Il n'en avait pas la morphologie, ni même la capacité. Il était aussi vif que l'air et avait un esprit aussi aiguisé qu'un aigle, mais il était aussi peureux et craintif, s'enfuyant dès que les choses tournaient à son désavantage. Oui, Heinrich était de cette trame-là, il n'y avait qu'à voir comment il se comportait avec sa mère, se pliant à ses moindres volontés pour fuir les conflits.
Mais, ce dont M. Scott avait maintenant la certitude, et ce qui le refrénait quelque peu, c'est que si quelqu'un avait la trempe ou les moyens d'arrêter un tueur appartenant à cette dernière catégorie c'était bien Heinrich. M. Scott sentait Heinrich piqué à vif. Pour lui, le meurtrier jouait à un jeu et l'avait invité dans la partie. Le jeu du chat et de la souris, une souris certes tueuse, mais Heinrich n'aurait de cesse que de la traquer sans relâche jusqu'à arriver à ses fins, jusqu'à gagner. Car, il avait enfin trouvé là quelqu'un avec qui mesurer son intelligence et, M. Scott le supposait, c'était là, les véritables motivations d’Heinrich, qui le poussaient à travailler en secret et garder les indices pour lui. Vendre des informations, était certes une rébellion juvénile contre sa mère et aussi un moyen d'arrondir ses fins de mois, mais c'était surtout le moyen qu'il avait trouvé pour montrer enfin à quelqu'un l'ampleur de son intelligence. Il pouvait ainsi avoir l'admiration et l'approbation qu'il recherchait tant, sans pour autant impliquer pleinement une personne, qui trop proche de l'enquête pourrait par la suite se l'accaparer ou lui mettre des bâtons dans les roues ! Voilà ce qu'était Heinrich, un petit garçon attendant qu'on le félicite pour son travail et qu'on lui donne une sucette, l'argent ne l'intéressait pas vraiment. Si M. Scott payait, cela serait alors pour Heinrich comme la part de fierté et de reconnaissance qu'il attendait et qu'il n'avait pas avec sa mère. Fort de cette conclusion, Heinrich n'était plus pour M. Scott, l'enfant prodigue et virtuose qui l'intimidait quelque peu, mais un enfant comme les autres en manque d’amour.
-Oui, reprit Heinrich, quelqu'un capable d'amener les gens exactement à l'endroit où il veut les y trouver. Notre tueur sait donc maîtriser les risques, c’est donc plus dur de le démasquer. Il laisse une part à la chance et au bluff mais le tout est tellement bien ficelé qu’il fait mouche à chaque fois. En tout cas, c'est l'œuvre d'un génie tactique, dit Heinrich quelque peu admiratif.
-Tous les crimes de ces cinq catégories, reprit-il, sont des crimes rapides et réfléchis, qui ne font pas de vagues et prennent leur proie par surprise, ne lui laissant que très peu de marge pour s'en tirer ou se débattre. Tous, sont des crimes de sang froid, et d'une implacable efficacité, qu'importe le choix du tueur, cela démontre le travail d'un professionnel. Savoir tuer aussi bien et ce, sans laisser de trace ou se faire prendre, n'est pas à la portée du premier venu. S’il s’agit effectivement d'un professionnel, alors, cela veut dire qu'il agit sous des ordres. Et comme la plupart des experts en la matière sont surveillés et connus de nos services, et dans une certaine mesure utilisée par le gouvernement, cela ne peut vouloir dire qu'une seule chose :
Il s’agit d’une personne suffisamment zélée pour arriver à ses fins sans laisser de trace, mais aussi d’une personne non connue de nos services. Car aucun tueur à gages à notre connaissance ne pourrait commettre un si grand nombre de meurtres sans faille et sans que nos indics ou nos espions ne soient mis au courant.
-Sûrement des étrangers, peut-être venu du nord, renchérit Monsieur Scott. Vu la telle différence des modus operandi, il me paraît impensable qu'il ne puisse s'agir que d'un seul et unique meurtrier! La première et la dernière catégorie sont aux antipodes l'une de l'autre, alors, à moins de posséder une personnalité multiple, il me paraît plus vraisemblable qu'il s'agisse de deux, voire d'un groupuscule de tueurs !
-Oui, Exactement !! S'exclama Henrich dont les yeux s'étaient soudain mis à pétiller. Il me paraît tout aussi inconcevable qu'il ne puisse s'agir que d'un seul meurtrier. Vous avez raison, peu-être des étrangers, ce qui expliquerait qu'ils ne soient en rien connues de nos services, ou, d'une personne réputée pour de toutes autres activités, mais suffisamment compétente et ayant suffisamment d’intérêts pour faire un temps le sale boulot de quelqu'un d'autre.
M. Scott se tut, et prit un air soudain grave, il était en train de réfléchir à quelque chose, quelque chose qu'il le chiffonnait et qui lui était venu subitement à l’esprit. A croire que ce petit jeu d'enquête lui était monté à la tête.
-Mais je me demande, finit-il par dire, s’il serait possible que les crimes de la catégorie cinq ne soient pas l'œuvre du commanditaire lui-même ?
Le visage d'Heinrich s’illumina, un peu comme le visage d'un enfant qui déballe ses cadeaux lors de la fête des royaumes de l’union !
-Vous aussi, vous en êtes venu à cette conclusion, s’extasia Heinrich, avant de poursuivre plus pour lui-même, Il se pourrait bien que vous soyez plus intéressant ou du moins plus clairvoyant que je ne le croyais !
Oui, pensa Heinrich, en s'engageant sur un terrain qu'il n'avait pas prévu. Au départ, il comptait ne pas en dire beaucoup plus sur l'avancée de ses recherches, mais il pensait soudain que M. Scott pourrait comprendre l'importance de son travail. Ainsi, il serait intéressant de confronter son opinion et ses conclusions aux siennes, exactement comme il le faisait avec Thierry, histoire de voir ce qu'un œil novice pouvait voir et comprendre de l'extérieur et d’en prendre les mesures escomptées.
-A mon avis, reprit-il, le commanditaire des meurtres a, parfois, envie de s'amuser un peu. Les schémas des meurtres de la catégorie cinq divergent trop des autres catégories, les quatre premières peuvent être l'œuvre d'une seule personne, suffisamment déstabilisée mentalement pour tuer au gré de ses impulsions, suivant son humeur et son instinct. Une personne qui ne doit pas avoir un schéma social classique, du moins qui doit avoir eu un problème relationnel avec l'un de ses parents ou les deux, qui a grandi tout seul ou quelqu’un qui a eu un traumatisme dans l’enfance. Peut-être une personne qui a souffert de sévices ou de brimades et qui trouve dans le plaisir de tuer un moyen de vengeance car il en veut à la terre entière. Peut-être aussi, agit-il sous le coup d'un dédoublement de personnalité, car je crois que dans la vie de tous les jours c'est quelqu'un d'assez calme et ne faisant pas de vague. A travers ce que j'entrevois du second, je dirais qu'il s’agit là d'une personne intelligente qui n'est pas reconnue à sa juste valeur ou qui aspire à mieux. Une personne froide et cruelle qui jouit face à la souffrance des autres, mais qui ne laisse pas transparaître sa vraie personnalité. Sûrement une personne à la tête de responsabilités, le genre de personnes sur lequel tout le monde s'appuie et prend conseil parce que justement elle est calculatrice et fait preuve de méthode et d'efficacité dans son travail.
-Il faudrait peut-être prendre en compte dans votre hypothèse, le fait que les meurtres de la troisième catégorie soient aussi le fait du cerveau de l'affaire ; en effet je verrais très bien ce genre de personne être aussi « douée pour l’ART », ce qui la rendrait d'autant plus dangereuse ! Il faudrait aussi faire une liste des gens utilisant une canne de duel dans leur métier ou en possédant ; Je sais qu'il doit y en avoir beaucoup mais pas tant que cela, leur fabrication est très réglementée, dit Monsieur Scott pensif.
-Oui, j'ai aussi pris cette hypothèse en compte quand j'ai commencé mes recherches.
-Vos recherches ?
-Oui, je n'ai pas chômé durant ces derniers mois à faire des listes et à regrouper des noms. Liste de propriétaires et utilisateurs de cannes de duel, liste d'anciens étudiants à St James College et liste des « Plumes d'Or », liste d'utilisateurs de "l'Art", liste des employés du Consule et du gouvernement, une liste des tueurs à gages connus, et celle des immigrants du nord arrivés il y a un an ou plus et j'en passe. Des heures de travail à écarter des noms, à essayer de voir si le profil psychologique de la personne pouvait correspondre ou non. Des heures de travail pour restreindre la liste à une vingtaine de noms seulement. C'est un bon début, n'est-ce pas !!?
-Une vingtaine de personnes, dit M. Scott admiratif, l'enfant était doué, quelques heures plus tôt il n'avait encore l'ombre d'une piste et là il avait des noms, des noms concrets.
-Une vingtaine de personnes que j'ai fait suivre, et certaines s'avérèrent avoir un dénominateur commun. Je crois que je connais l'identité de notre mystérieux cerveau, mais je ne suis pas encore sûr du nom de son complice ! En tout cas, si ce que je pense s'avère exact cela risque de mettre la pagaille au sein du gouvernement et du Consule, un scandale comme on n’en a pas connu depuis des années, une vraie bombe à retardement. Car, si ce que je pense est vrai, alors, il y aura des répercussions, de lourdes répercussions, car nous n’avons découvert que la partie émergée de l'iceberg !
-Mais quel est ce nom ? implora M. Scott bouillant d’impatience.
Heinrich parut soudain inquiet regardant à droite à gauche comme s’ils étaient traqués, comme s’il y avait là une possibilité d'être entendus ; mais d'aussi loin que son regard porta, les lieux étaient vides, à part, la silhouette du serveur qui se désespérant de les voir partir avait commencé à lire et s'était endormi sur son journal. M. Scott n'avait aucun remords pour lui, il était un bon client, et à chaque fois qu'il devait convenir d'un rendez-vous secret, ou qu'il devait régler une affaire épineuse, il donnait rendez-vous aux gens en ce lieu à une heure tardive. Et à chaque fois, le barman s'en trouvait fortement rétribué, recevant dans le courant de la semaine une enveloppe remplie d'espèces sonnantes et trébuchantes qui contribuant pleinement à son silence et le faisait patienter ces soir-là avec le plus de courtoisie possible ! Ne voyant aucun danger à l'horizon, Heinrich repris la parole comme dans un murmure.
-Jugez-en par vous-même, dit Heinrich en reprenant sa grande enveloppe marron et cette fois en lui en tendant l'entier contenu.
M. Scott sortit le paquet de photos avec délicatesse et commença à en examiner l’intérieur. Il y avait là des visages qu'il connaissait ou qu'il n’avait qu’entraperçus, mais la plupart ne lui disait rien. Il s'arrêta cependant sur une photo et regarda Heinrich interloqué.
-Mais, ce ne serait pas … commença-t-il sans pourvoir finir sa phase, car Heinrich le coupa en lui prenant le bras et en lui intimant de se taire.
-Il y a des choses qu'il vaut mieux ne pas dire à haute voix, c'est juste une hypothèse mais je prie tous les jours pour qu’elle ne s’avère pas être la bonne.
-Tout de même, pourquoi me le montrer ? Par souci d'honnêteté ? Dans ce cas vous êtes trop bon, ou trop franc !
-Vous savez ce qu'on dit, la justice c'est la justice, nul n'est au-dessus des Lois ! Enfin, dans un monde idéal ce serait le cas. Mais poursuivez donc, vous allez sans doute trouver les choses plus intéressantes.
M. Scott s'exécuta, il continua à tourner les photos une à une, mais ce qu'il vit, ce qu'il découvrit, lui fit tourner la tête un peu plus. Il se sentit mal et desserra le nœud de son col, puis ouvrit son manteau qu'il avait gardé fermé jusque-là. De temps en temps il lançait des « Oh, non pas lui ! » ou poussait quelques soupirs, à croire qu’Heinrich avait parfaitement calculé son coup et avait rangé ses photos par ordre de pertinence. Pour finir, il prit en main la dernière photo mais celle-ci était à l’envers.
-C'est lui je suppose ? dit M. Scott en se levant brusquement sous le coup de l’émotion.
Ses mains tremblaient quelques peu en tenant la photo, il avait peur de savoir. Et si… Heinrich lui fit un signe d'approbation de la tête et l’encouragea à continuer. Non, Heinrich n'avait pas prévu de lui montrer tout ça, mais de toute façon au point où cela en était, ça n'avait plus d'importance, dans quelques secondes M. Scott découvrirait l'identité du présumé cerveau de l'affaire et il voulait voir sa tête quand il le découvrirait. Qu'en penserait-il ? Comment allait-il réagir ? Cela aurait-il l'effet escompté ? Il regarda M. Scott comme suspendu à ses lèvres, observant ses moindres faits et gestes, son visage et les moindres micro-réactions qu’il pourrait y déceler. Celui-ci, retourna la photo, comme au ralenti, avec un mélange d'excitation et de peur, et quand il sut, quand il comprit, ses jambes le lâchèrent et il s'écroula sur sa chaise suffoquant et en sueur. Oui, Heinrich avait raison cela ferait sans doute l'effet d'une bombe dans le milieu. Voyant que M. Scott était toujours sous le choc, Heinrich commanda au serveur deux grands verres de sa liqueur la plus forte et il les tendit à M. Scott qui parut aller mieux.
La seule phrase qu'il parvint à dire pendant cinq minutes fut :
-C'est une catastrophe, une effroyable catastrophe !!
Puis plus rien, Heinrich resta assis, patientant à côté de lui, puis au bout d'un moment qui lui parut interminable, après avoir tenté de le rassurer en lui disant que sa réaction était des plus normales, car cela lui faisait beaucoup d’informations à digérer en une seule soirée, il lui fit remarquer qu'il était peut-être temps de rentrer !
-Oui, vous avez sans doute raison, dit M. Scott qui se leva comme un automate. Est-ce que je peux garder ces photos ?
-Oui, j'en ai d’autres, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, libre à vous d'en faire ce que bon vous semble et d'utiliser cette information au mieux, je suis bien aise de m'en débarrasser ou du moins de ne plus être le seul dans le secret, c'était une charge bien trop lourde pour moi !
M. Scott prit une grande inspiration, comme s’il venait de prendre une grande décision, rangea les photos dans l'enveloppe et les plaqua contre son ventre comme un trésor à protéger coûte que coûte, puis sortit l'autre moitié de la somme qu'il lança à Heinrich.
- Vous aviez raison, vous l'avez mérité. Une dernière chose, quelle est selon vous la motivation des crimes ?
-Je n'en sais rien, dit Heinrich en retrouvant le sourire. Je comptais sur vous pour me le dire !
-Je ... Je ne comprends pas, dit M. Scott en bafouillant. Je… Veuillez retirer de telles insinuations, COMMENT …
Mais il n'eut pas la force de poursuivre devant le regard froid et accusateur d'Heinrich.
-Tout ce que je vois c'est un agneau qui s’agite dans son enclos à l'approche du loup. Vous vous sentez acculé et menacé, c'est pour cela que vous avez accepté mon invitation. Vous et vos collègues vous êtes tous là à trembler dans vos culottes, vous êtes au courant de quelque chose à croire que vous n'êtes pas blancs comme neige… ! Ne vous inquiétez pas, je continue de mener mon enquête là-dessus aussi. Tout ce que je sais c'est que pour avoir aussi peur du loup vous devez avoir une raison, vous sentir personnellement menacé, la personne qui tremble le plus n'est-elle pas celle qui a le plus à craindre, celle qui en sait trop ? Bonsoir M. Scott, heureux d'avoir fait affaire avec vous.
-Encore une chose, dit M. Scott alors qu'Heinrich avait déjà commencé à tourner les talons, une dernière avant que l'on se quitte !
Il savait qu'Heinrich n'avait aucune raison de lui répondre, il avait déjà l'argent et ce n'était pas inclus dans le marché, mais il devait savoir, ne serait-ce que pour comprendre comment il était arrivé à lui.
- Pourquoi m'avoir contacté spécialement, comment saviez-vous que j'accepterai de vous voir ?
-Je ne le savais pas, j'ai dû passer une centaine de coups de fil durant ces derniers jours, tous étaient destinés aux gens du Consule ou du ministère, au final vous êtes un des seuls à m'avoir répondu, l'autre n'a finalement pas pu me rencontrer, il est mort entre temps !
M. Scott déglutit, il avait une idée sur les motivations du meurtrier mais ne préférait pas la vérifier. Dans un silence pesant, Heinrich accompagna M. Scott jusqu’aux portes de l’auberge, puis ils se séparèrent après une poignée de main. Heinrich remonta sa capuche sur sa tête et prit à droite, là où M. Scott prit à gauche, et ils se quittèrent sur ces entrefaites.
M. Scott regarda sa montre à gousset, trois heures moins le quart, il devait se dépêcher, sa femme devait se faire du mouron, et son cocher selon ses ordres devait déjà se préparer à aller mander la police.
M. Scott marchait d'un pas vif et inquiet. Dans la rue il n'y avait maintenant pas âme qui vive, pas même un chien errant. L'enveloppe qu'il serrait sur son cœur pesait pour lui des tonnes, elle pesait tout le poids de la vérité et celui-ci était fort lourd. Qu'allait-il faire de ces informations ? Prévenir les autres en premier lieu, puis il faudrait prendre des mesures, mais cela risquait de ne pas être facile. M. Scott avait l'impression d'avoir pris une dizaine d'années en l'espace de quelques minutes, il ne s'était jamais senti aussi froid et las, et n'avait jamais expérimenté une telle sensation de vide, un tel sentiment de solitude qui pour rajouter à sa détresse se mêlait à la peur. Trop de responsabilités, trop d’enjeux, il n'avait pas les épaules assez larges. Comment s'était-il trouvé dans un tel merdier ? Ah ! Oui en rendant un service à un ami et en répondant positivement à une offre, il fallait qu'il se rappelle à l'avenir à ne rendre de service à personne qu’à soi-même et c'était déjà bien assez !
Autour de lui, il faisait aussi nuit que dans un four et il se sentait angoissé à chaque fois qu'il s’éloignait de la tendre lumière des réverbères qui étaient pour lui comme des promesses de salut. Plus que huit réverbères et il se trouverait en sécurité, plus que sept et il se trouverait dans les bras de sa femme, plus que six et il contemplerait le visage de sa fille endormie, plus que cinq...
Un cri effroyable déchira la nuit au loin.
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