Rêve mouillé, suite

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Elle se leva lentement et remarqua un grand homme brun, debout près du lit. Son crâne dégarni touchait presque le bois du plafond. Il regardait la porte avec insistance, comme s’il s’attendait à en voir surgir un monstre d’un instant à l’autre. Jade fit face à l’homme et lui demanda son nom. Comme il ne répondait pas, elle si mit sur la pointe des pieds et agita la main devant ses yeux. L’homme ne bougea pas un cil, mais un hululement se fit entendre. Dans un coin, une sorte de perdrix pourpre s'agrippait à un perchoir. Elle donna un coup de bec sur le métal et piailla de nouveau.

– Calme-toi, Obsidienne ! chuchota l’homme. Il ne te fera aucun mal.

Jade tenta une nouvelle fois d’engager la conversation, sans plus de succès. Agacée, elle fit mine de quitter la pièce en espérant que l’homme la retienne mais il resta indifférent. Elle ouvrit sèchement la porte et la franchit tête baissée. Son front se cogna contre un torse dur et froid, et le choc la fit reculer de deux pas. Le nouveau venu, affublé d’un long manteau de cuir, semblait fixer quelque chose au-dessus de la tête de Jade.

– Vraiment, tu penses que ta petite cachette peut te protéger ? fit l’homme au manteau en caressant sa barbe d’un air narquois. Même Béryl ne m’a pas résisté, et quand j’aurai écrasé toute sa famille, la voie sera libre !

– Quelle naïveté, Kabus, répondit l’autre en caressant son oiseau, tu resteras vulnérable tant que l’Obsidienne vivra.

Le grand brun se dirigea rapidement vers la sortie et Jade se colla au mur pour lui laisser le passage. Il bouscula Kabus sans pitié et s’éloigna dans la pénombre. Kabus entra dans la pièce, attrapa délicatement le perchoir et se pencha vers l’oiseau.

– Alors l’Obsidienne va devoir mourir, dit-il si doucement que Jade douta d’avoir bien compris.

A son tour, il quitta la chambre avec le perchoir à la main, son manteau flottant derrière lui, et Jade fut de nouveau seule.


Le lendemain, Jade retrouva Pauline à l’arrêt de bus de Villenue-les-Marrons. Son amie était un peu plus petite qu’elle et ses mèches châtain avaient blondi au soleil.

– Tu m’as manqué ! avoua Jade en l’enlaçant avec un grand sourire. Ma famille m’a fait passer un été horrible… Comment c’était l’Espagne ?

– Ensoleillé, regarde, je suis presque aussi bronzée que toi maintenant ! Mais… mon violon m’a beaucoup manqué. Et toi aussi, bien sûr, ajouta-t-elle en voyant les sourcils froncés de Jade.

Elles rirent joyeusement et se racontèrent leurs aventures respectives pendant que le bus les menait vers leur nouvel établissement. Elles se dirigèrent ensuite vers le mur de la cour, sur lequel la principale, Mme Conda, avait scotché les listes des classes.

– Tu vois nos noms ? demanda Pauline. On est ensemble ?

– Ici, oui, Jade Lacroix, Pauline Médore ! s’exclama Jade en pointant le milieu d’une des listes avec son index. C’est parfait, j’avais peur qu’on soit séparées… Notre prof principale est une certaine Mme Fouchat.

– Oh non ! cria Pauline, avant de reprendre tout bas. Mon frère l’a eue pendant quatre ans, c’est la pire prof du monde : un jour elle lui a fait manger sa copie parce qu’il y avait trop de fautes dans sa dictée. Enfin, c’est ce qu’il m’a dit.

Jade sentit soudain une forte odeur de produit d’entretien et se retourna pour faire face à une tête ronde aux courts cheveux rouges. On aurait dit un pamplemousse à moitié épluché, mais quand la bouche s’ouvrit, on crut entendre une chèvre.

– Les 6ème B, suivez-moi sans perdre de temps !

Jade et Pauline échangèrent un regard désespéré et suivirent Mme Fouchat avec une vingtaine d’autres élèves. Dans la salle de classe, elle plaça tout le monde par ordre alphabétique et monta péniblement sur l’estrade.

– Bonjour. Je suis Mme Fouchat, votre professeure principale, et nous allons passer trois jours ensemble, le temps que vous vous acclimatiez au collège. Dès la semaine prochaine, vous rencontrerez vos autres professeurs et je ne vous verrai plus qu’en cours de français.

– Hâte de manger ta dictée ? chuchota Jade à l’adresse de Pauline, que l’alphabet avait placée juste devant elle.

Toutes deux pouffèrent de rire et une craie frôla l’oreille de Jade avant d’exploser sur le mur du fond.

– Silence dans ma classe ! rugit Mme Fouchat. Vous êtes mademoiselle… Lacroix ? Parfait, je vous aurai à l’œil. Nous allons commencer par un petit exercice d’oral : vous allez tous raconter le dernier rêve dont vous vous souvenez. Des volontaires ?

Tous les élèves baissèrent vite la tête, et Jade regretta soudain de s’être faite remarquer.

– Au hasard, alors, reprit la professeure en parcourant la liste d’appel. Lacroix, Jade !

Irritée, Jade vit toutes les têtes se tourner vers elle. Elle reconnut nombre de ses anciens camarades, qui attendaient sûrement la première occasion pour se moquer d’elle. Repensant à Obsidienne, la perdrix pourpre, et aux deux mystérieux hommes qui se la disputaient, elle répliqua :

– J’ai rêvé que vous étiez renvoyée du collège.

Le pamplemousse se crispa et Jade s’attendit presque à voir du jus rose lui sortir des narines. Quelques débuts de rires se firent entendre mais se tarirent immédiatement.

– Merci, mademoiselle Lacroix. Pour demain, vous m’écrirez cinquante fois, à toutes les personnes : « Mes rêves ne peuvent pas être influencés par mon désir profond de faire l’intéressante ». Signé par les parents.

Elle laissa le temps à Jade de comprendre sa sentence et d’ancrer entre elles ce début de haine.

– Ecoutons maintenant le rêve de mademoiselle Médore, Pauline.

– J’ai rêvé que j’étais dans notre bungalow de vacances, en Espagne, dit Pauline en grattant une tâche d’encre sur sa table. On allait à la mer et je plongeais des rochers, mais après mon dernier saut, je me cognais la tête au fond et… me noyais. A ce moment, je me suis réveillée.

– Bien. Un rêve de noyade, donc, conclut Mme Fouchat en écrivant le mot au tableau. Qui d’autre veut nous raconter son rêve, peut-être au passé composé cette fois ?

Une douzaine de mains se levèrent simultanément, et Jade se demanda pourquoi tout le monde souhaitait soudain participer.

– Moi aussi, j’ai rêvé que je me noyais ! dit un garçon du premier rang. Ou « me suis noyé ».

– On ne parle pas sans y être invité, bêla Mme Fouchat. Ecoutons monsieur Bellegarde, André.

– J’ai mangé du poulet, répondit un autre garçon d’un ton nonchalant. J’ai eu soif, j’ai pris mon verre. J’ai bu, j’ai avalé de travers, je me suis étouffé. Et après, je ne sais pas, le coq m’a réveillé.

Mme Fouchat interrogea toute la classe tour à tour : untel avait reçu un coup de poing dans la gorge au karaté, untel s’était fait enfermé dans une pièce pleine de fumée toxique, et l’une avait même été lâchée dans l’espace sans scaphandre lors d’une mission spatiale. Jade réalisa avec stupeur que, cette nuit, tous ses camarades étaient morts d’asphyxie dans leur rêve.

– Cette idée de noyade n’a rien d’une coïncidence, expliqua Mme Fouchat. Elle exprime le sentiment de panique associé à votre arrivée au collège, où l’inconnu est omniprésent...

Tandis qu’elle continuait sa phrase, Pauline se retourna vers Jade.

– Tu es sûre que tu n’as pas rêvé ton histoire de piscine ?

Une nouvelle craie éclata derrière la nuque de Jade, qui sursauta et lâcha un petit cri de frayeur.

– Mademoiselle Lacroix, au prochain reproche que j’ai à vous faire, vous irez expliquer votre comportement à la principale, et croyez-moi : vous ne voulez pas avoir affaire à Madame Conda !

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