La chaleur monte

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Jade passa toute la soirée à écrire sa stupide punition. Mes rêves ne peuvent pas être influencés… Quelle idée ! Elle s’en voulait de s’être emportée dès le premier jour de classe, mais elle trouvait cette enseignante détestable et souhaitait lui opposer un peu de résistance. Tes rêves ne peuvent pas être influencés… Effectivement, dans son dernier rêve, le grand brun ne lui avait pas répondu, mais en bien d’autres occasions, elle avait pu discuter à loisir avec les personnages des ses rêves, leur poser des questions ou leur exposer ses idées. Peut-être que celui-là l’avait ignorée parce qu’il était trop préoccupé par la menace de Kabus envers son oiseau, Obsidienne. Ses rêves ne peuvent pas être…

Elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir à l’étage inférieur et une voix grave crier :

– Jonathan, viens dire bonjour à ton père adoré !

C’était Maurice Clarvet, qui rentrait de son travail à la mairie et s’apprêtait sûrement à féliciter Jonathan pour sa rentrée en CE2, à l’emmener au cinéma et à lui offrir des pâtisseries. Jade n’aurait droit à rien, puisque son beau-père l’ignorait à plein-temps. Elle irait toutefois le voir pour qu’il signe sa punition : contrairement à Claire, il ne poserait aucune question. Nos rêves ne peuvent pas être influencés… Son poignet lui faisait déjà mal alors qu’il restait deux cents lignes à écrire.

Cette nuit-là, sous l’influence de la punition qu’elle avait terminée juste avant de se mettre au lit, Jade ne rêva pas le moins du monde, ce qui était une grande première. Au matin, elle se prépara en évitant de croiser le regard de sa mère et prit le bus vers le collège où elle rencontra Pauline, un long sac sur l’épaule.

– Fouchat a dit qu’il y aurait présentation de projets cet après-midi, alors j’ai apporté mon violon ! dit-elle avec un sourire timide.

– Je vais donc enfin pouvoir t’entendre jouer, répondit Jade gaiement.

Elles se tinrent à carreaux toute la matinée, et Pauline fut invitée à jouer juste après le déjeuner. Sur l’estrade, les yeux humides et les mains tremblantes, elle prit son instrument et son archet, et commença à jouer. Chaque élève, subjugué, écouta attentivement comment Pauline prenait de l’assurance, ses doigts sautant d’une corde à l’autre à toute vitesse. La farandole se transforma en mélopée triste, et Jade s’égara dans ses pensées. Qui étaient ces personnes qu’elle voyait si souvent dans ses rêves ? Ne peuvent pas être influencés. Est-ce qu’il existait vraiment un oiseau appelé Obsidienne ? Un choix étrange… Tout comme Kabus ou Béryl qui, aux dernières nouvelles, n’étaient pas des prénoms.

Les applaudissements jaillirent de toute part et Jade y joignit les siens, lançant un regard admiratif à Pauline, dont les pommettes étaient rouges d’humilité. Même Mme Fouchat applaudit avec ferveur avant de remonter sur l’estrade.

– Merci mademoiselle Médore pour cette incroyable performance. Je crois sincèrement que vous avez un grand talent, et vais demander à Madame Conda, la principale, de vous recommander auprès d’une école spécialisée en musique.

Pauline la fixa, incrédule.

– Une école de musique ? balbutia-t-elle. Mais il n’y en a pas dans le village !

– Oh vous irez sûrement en ville, voire à Paris, si vous êtes sélectionnée. Nous en reparlerons en fin de journée. Pour l’instant, passons au projet suivant.

Elle fit signe au garçon du premier rang qui prenait d’habitude la parole sans autorisation, et il vint fanfaronner devant le tableau.

– Nos parents ont grandi dans la région, dit-il comme si c’était une évidence, ce qui signifie que certains d’entre eux se connaissaient. Il y avait peut-être même des frères et sœurs, ou des cousins. Mon projet est de construire un énorme arbre généalogique pour découvrir nos liens de parenté cachés !

Jade sentit sa gorge se nouer. On la mettait une nouvelle fois face à sa différence et à ses doutes profonds. Ta mère ne vient pas du coin et personne ne connaît ton père, avait résumé Pauline. Anxieuse de devoir avouer à toute la classe qu’elle non plus ne connaissait pas son père, Jade commença son arbre généalogique par la branche maternelle. Elle eut vite terminé et Mme Fouchat remarqua son air distrait.

– Voyons de quelle famille vient notre petite insolente, dit-elle à voix basse en se penchant sur la feuille de Jade. Eh bien, vous n’avez fait que la moitié du travail, ne perdez pas votre temps à regarder en l’air !

Du côté gauche de la feuille, « Claire Clarvet » était inscrit en grandes lettres et de nombreuses branches en partaient, indiquant les grands-parents, cousins et tantes que Jade voyait régulièrement ; dessous elle avait écrit son nom, avec une branche montant vers un mot minuscule : « Béryl ? ».

– Qu’est-ce que vous m’avez donc écrit là ? tonna Mme Fouchat, faisant pivoter toutes les têtes vers elles. Il me semble que votre punition était signée par un certain Maurice, alors dépêchez-vous de le rajouter.

– C’est le mari de ma mère, rétorqua Jade, sentant ses oreilles chauffer. J’ai écrit tout ce que je sais de mon mon arbre généalogique et il n’a rien à faire dedans.

Une lueur de compassion sembla passer dans le regard crispé de Mme Fouchat, mais elle se reprit et préféra rester sur ses méthodes habituelles.

– Quelle ingratitude ! conclu-t-elle d’un air choqué. J’espérais que la première punition vous servirait de leçon. Pour demain, madame Lacroix, vous me copierez cinquante fois, à tous les temps de l’indicatif : « Le beau-père qui m’élève est le plus beau des pères ». Signé par les parents. Et les beaux-parents.

Hors d’elle, Jade commença à écrire pendant que d’autres élèves présentaient leurs projets. Quand la sonnerie les libéra, elle avait déjà couvert dix pages du plus gros mensonge de son histoire. Elle sortit la première et attendit Pauline devant la grille.

– Ma pauvre, la plaignit celle-ci dix minutes plus tard. Fouchat s’acharne vraiment sur toi, c’est injuste !

– Peu importe… Bravo pour ton concert, c’était impressionnant ! Tu vas déménager pour aller à l’école de musique ?

– Je ne sais pas… Je viens de voir Madame Conda, et elle pense que j’ai ma place à Paris mais, à mon avis, elle n’en sait rien et elle exagère. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas envie de partir d’ici et de te laisser seule avec cette horrible prof !

Jade la dévisagea et prit sa main, encore tremblante et moite malgré la fraîcheur de cette soirée de septembre.

– Il est hors de question que tu dédaignes ta carrière d’artiste pour moi !

Les deux filles rentrèrent à Villenue-les-Marrons en discutant tranquillement de l’avenir. Jade laissa Pauline devant chez elle et suivit la route quelques minutes de plus. Parvenue devant le portail de sa maison, elle contempla un moment l’écriteau de la boîte aux lettres.

Maurice, Claire et Jonathan Clarvet

Jade Lacroix

Prise d’un accès de rage pour cette famille qui ne voulait pas d’elle et qui la faisait passer pour une paria dans le village, elle frappa violemment la boîte aux lettres. Pour laisser couler sa colère, elle s’y mit des deux poings et cogna, cogna jusqu’à s’en faire saigner les jointures. Alors que des larmes acides lui piquaient les yeux, elle se décida enfin à rentrer.

Comme sa mère était encore au travail, elle monta dans sa chambre pour finir la punition. Quand elle ouvrit sa porte, une bouffée de chaleur lui attaqua le visage. La pièce se résumait à un lit, une commode, et un bureau surmonté d’une petite lucarne, qu’elle ouvrit immédiatement pour laisser entrer un peu d’air frais. Ensuite, elle s’assit et reprit l’écriture de l’insupportable compliment destiné à Maurice.

Claire Clarvet rentra une heure plus tard et Jade se rua vers elle avant même qu’elle ne pose ses clefs. Elle lui tendit vingt pages de punition et les plaça directement sous ses yeux dans une injonction muette à la lecture.

Le beau-père qui m’élèvera sera le plus beau des pères, lut Claire à mi-voix. Qu’est-ce que cela signifie ?

– Pour faire simple, dit Jade d’une voix tranchante, on m’a reproché de dire que Maurice n’est pas mon père.

Claire força son passage jusqu’à la salle à manger, déposa calmement son manteau sur une chaise et se fit un café.

– Je dois signer, c’est ça ? demanda-t-elle.

– Non ! Tu dois m’expliquer qui est mon vrai père ! J’en ai marre qu’on se moque de moi ! s’indigna Jade en insistant bien sur « marre ».

Au lieu de répondre, sa mère versa distraitement du sucre dans son café et commença à le siroter. Jade voulut lui arracher la tasse des mains pour la lui jeter à la figure, mais se ravisa.

– Il me semble, commença Claire après s’être raclé la gorge, que tu as déjà deviné. Je ne sais pas où tu as été chercher cette information, mais il s’appelait bien Béryl.

Jade sentit son cœur accélérer, comme s’il essayait de rattraper toutes les années d’ignorance. Elle maintint son regard mais ne dit rien.

– Oui, reprit la mère, Béryl Arkoïe. Si toutefois c’était son vrai prénom. Il ne t’a jamais connue et m’a fait beaucoup souffrir. C’est tout, il n’y a rien d’autre à dire, alors ne pose plus de question !

Elle avala sa dernière gorgée et quitta la pièce en vitesse. Jade se sentait abasourdie. Béryl, le chauve à la peau mate qui occupait la moitié de ses rêves… Elle entendit le portail s’ouvrir et fila dans sa chambre pour éviter de croiser Maurice.

La lucarne était toujours ouverte mais la chaleur lui parut insupportable. Elle vérifia le radiateur, qui était glacé, passa sa main devant la fenêtre pour confirmer que l’air frais de l’extérieur pénétrait bien dans la pièce, s’assura que le couloir était à une température normale et, incapable de comprendre, s’assit sur son lit. La fièvre qu’elle ressentait était peut-être due au choc d’entendre parler de son père. Elle s’éventa avec sa liasse de punitions et se laissa tomber sur les coussins, dont le tissu était brûlant. Etonnée, elle scruta ses alentours en quête de la source de cette chaleur insupportable.

Rien ne semblait avoir bougé : le globe terrestre était toujours centré sur le Pacifique, le trophée de badminton était aussi poussiéreux que d’ordinaire, et l’œuf de pierre… L’œuf de pierre, que Jade avait connu vert et terne depuis sa tendre enfance, flamboyait de mauve et d’or.

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