La chaleur monte, suite
Jade tendit le bras pour attraper l’objet, mais dès que sa paume l’effleura, elle ressentit une douleur atroce et bondit en arrière. Elle regarda sa main et étouffa un cri. La peau était calcinée, une plaie sanguinolente s’ouvrant à l’endroit exact qui avait touché l’œuf. Un craquement sec retentit. Jade avait l’impression qu’on lui avait planté un couteau de boucher dans la main. Elle voulut courir à la salle de bain pour refroidir sa brûlure mais un mouvement qu’elle vit du coin de l’œil capta son attention. La partie supérieure de l’œuf, si brillante qu’elle semblait lancer des étincelles, avait frémi.
Un nouveau craquement déchira la coquille et des volutes de fumée noire s’échappèrent par la minuscule ouverture. En un instant, elles emplirent la chambre et les poumons de Jade, desséchant sa gorge. Paniquée de revivre sa noyade, elle bondit vers la lucarne et engloutit autant d’air frais que possible.
Sur la table de nuit, l’œuf s’était mis à sautiller frénétiquement, fissurant la coquille de plus belle. Jade retint sa respiration et replongea dans l’obscurité suffocante pour s’échapper de la chambre. En trois grands pas, elle atteignit la porte. Ses yeux piquaient comme de l’acide et l’élancement dans sa main blessée lui donnait la nausée. La poignée se baissa avant qu’elle la saisisse.
– Qu’est-ce que c’est que ce vacarme ? grogna Maurice en poussant la porte vers Jade, qui tomba à la renverse.
Sa large silhouette apparut mais la fumée rendait son visage indiscernable. Il se mit à tousser et recula vers l’escalier, la bouche cachée dans le creux du coude.
– Au feu ! hurla-t-il en dévalant les marches. Jonathan, Claire, fuyez pendant que j’appelle les pompiers !
Pendant que Jade se relevait tant bien que mal, Jonathan se précipita hors de sa chambre et suivit son père. Puis Claire apparut au bout du couloir, sembla hésiter, et vint soutenir Jade. D’un air épouvanté, elle contempla la chambre enfumée.
– Quelle catastrophe ! Comment as-tu fait ton compte ? dit-elle sans en croire ses yeux.
Il y eut un grondement strident, comme si chaque brique de la maison soufflait à pleins poumons dans un sifflet. La fumée tourbillonna, fouettant le visage de Jade, et s’estompa. Elle put voir les dernières volutes rentrer dans l’œuf, qui semblait aspirer tout l’air de la chambre. Le sifflement cessa et tout redevint immobile.
Alors que la voix paniquée de Maurice expliquait la situation au téléphone, Jade et sa mère s’avancèrent vers l’œuf. La coquille, craquelée de toute part, avait repris sa couleur verte. Claire allongea le bras pour l’attraper.
– Attention ! implora Jade en lui prenant le poignet. Tu vas te brûler.
– C’est un caillou, bêtasse, ça ne prend pas feu, répliqua la mère.
Pour prouver ses paroles, elle se dégagea de la poigne de Jade et saisit l’œuf. Sans douleur apparente, elle l’observa attentivement. Tandis qu’elle le manipulait, il se mit de nouveau à vibrer et des morceaux de coquille se répandirent sur la main de Claire. Paniquée, elle lâcha l’œuf, qui s’écrasa sur le parquet dans un bruit de boules de pétanque entrechoquées.
Jade s’accroupit, consternée, pour ramasser les morceaux. Mais au milieu des débris, fin comme un cure-dents, un bec azuré apparut. Il se libéra avec grande difficulté, laissant place à un minuscule oiseau duveteux. Jade le détailla, émerveillée, se demandant déjà quel nom lui donner. Toutefois, Claire Clarvet semblait moins impressionnée : elle poussa un grognement rauque, se saisit de l’oisillon et le jeta tout bonnement dans la corbeille à papier.
– Non ! Non, non, non, dit-elle en fronçant les sourcils au point de déformer son front. Pas de ça chez moi !
Jade n’eut pas l’occasion de contester car les sirènes de pompiers résonnèrent soudain. Claire descendit précipitamment pour s’excuser de la fausse alerte et rassurer son mari. Pendant ce temps, Jade récupéra le nouveau-né dans la poubelle. Comment pouvait-on infliger un tel sort à un être si innocent et si délicat ? Une vague de haine monta dans sa poitrine et faillit la submerger.
Elle se ressaisit pourtant en sentant des pulsations rapides au creux de sa main valide. L’oisillon la fixait d’un œil vitreux et aveugle, qui formait une tache noire sur sa peau rose. Pourquoi sa mère était-elle si cruelle ? Son père aurait sûrement pris soin de cet oiseau, même sans savoir d’où il venait. Béryl… Réfléchissant un instant, Jade guida son nouvel ami tout près de sa bouche et murmura :
– Bienvenue, Arkoïe.
Pour toute réponse, Arkoïe lança un pépiement impatient en ouvrant grand son bec. Jade se dit qu’il fallait le nourrir et pensa au reste de purée de la veille, mais déjà sa mère revenait de sa discussion avec les pompiers, les lèvres pincées et les cheveux dressés sur la tête.
– Donne-moi cette chose, nous ne la garderons pas ici, ordonna Claire.
– Il s’appelle Arkoïe, fit Jade d’un ton plaintif. C’est moi qui m’en occuperai !
Claire n’en écouta pas un mot, lui prit violemment l’oiseau des mains et descendit en vitesse vers la cuisine. Jade lui courut après, révoltée, et la vit choisir un grand couteau à viande dans un tiroir. Ses yeux s’embuèrent quand Arkoïe tomba avec un bruit mat sur la planche à pain. Claire plaça le couteau au-dessus du minuscule cou rose.
– Non ! glapit Jade et se jeta sur la planche.
Elle faufila sa main déjà meurtrie entre l’oiseau et le couteau, attendant l’impact. Mais aucune douleur supplémentaire ne vint : la lame tomba sur le carrelage avec fracas, Claire prit le poignet de Jade et le contempla, effarée. Sa paume ressemblait à un kilo de viande hachée carbonisé sur les bords.
Jade se dégagea, prit un pot de purée sous le bras et emporta Arkoïe en le caressant doucement du pouce.
– Ne t’approche plus jamais de lui ! menaça-t-elle Claire en levant son poing sanglant.
Insensible aux sanglots incontrôlés de sa mère, elle s’enferma dans sa chambre qui, débarrassée de toute fumée, lui fit l’effet d’un sanctuaire imprenable. Tremblante d’amertume, elle s’assit pour réfléchir. L’oisillon n’était pas le bienvenu dans cette maisonnée ; comme elle. Ses origines étaient mystérieuses ; comme elle. Deux bonnes raisons pour le protéger et s’en faire un inséparable allier.
De sa main valide, elle ouvrit le pot tant bien que mal, plongea l’index dans la purée carottes-jambon et le tendit vers Arkoïe. Il leva la tête, indécis, puis ouvrit grand son bec et engloutit le doigt, scellant leur alliance par les liens de l’estomac.
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