Parfum de liberté

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Le grand brun pleurait, affalé sur une chaise face au perchoir vide. Jade ne voyait que le haut de son crâne : une calvitie récente entourant une longue mèche frisée. Un élan de compassion la fit s’approcher et enlacer son cou affectueusement. Il cessa de gémir.

– Kabus l’a trouvé, soupira-t-il. Plus personne ne l’arrêtera.

– Qui a trouvé qui ? demanda Jade, consciente que ce rêve ne lui répondrait pas.

Dans cette pièce humide et sombre, le silence était oppressant. Un craquement se fit entendre, venant de l’extérieur. L’homme se leva en un clin d’œil et se mit à arpenter la pièce.

– Mon maître, Kabus, dit-il en faisant siffler le S. Il a trouvé notre oiseau.

Sa voix avait changé et paraissait métallique, artificielle.

– Obsidienne, c’est ça ? interrogea Jade, ravie de montrer qu’elle comprenait quelque chose.

L’homme se tut si longtemps que Jade crut qu’il n’avait pas entendu, comme dans ses rêves précédents où il se montrait sourd et aveugle à ses interventions.

– Non, ce n’est pas ça, finit-il par dire. Enfin, il a peut-être trouvé des obsidiennes, grand bien lui en fasse. Moi, je parle d’un oiseau.

Confuse, Jade demanda plus de précisions mais l’autre parut décidé à l’ignorer. Elle ouvrit donc la porte ; il y avait de nouveau quelqu’un derrière, mais ce n’était pas Kabus, le barbu au long manteau. C’était un homme chauve à la peau sombre, recroquevillé dans un fauteuil roulant.

– Béryl ? bredouilla Jade.

Ils échangèrent un long regard puis un sourire apparut sur le visage fatigué de l’homme. La respiration de Jade s’accéléra, un frisson lui remonta le dos. Elle rouvrit la bouche pour libérer ce mot qu’elle n’avait jamais pu dire.

– Papa ?

Il rit, les yeux empreints de curiosité, et tendit une main vers elle. A son tour, elle donna la sienne. Il la prit, examina les plaies vives, et prononça d’une voix mystérieuse :

– Plus de rêve, plus de vie, ma fille.

Sans comprendre, Jade vit les brûlures noirâtres s’éclaircir et la peau se régénérer jusqu’à ne former qu’une cicatrice ronde, très visible mais saine. Béryl serra la main guérie dans les siennes.

– Ma toute petite gemme, dit-il avec émotion. Merci d’être venue.

– Qui est l’autre homme ? demanda Jade en pointant du doigt le grand brun à l’intérieur de la cabane.

– Un traître comme tant d’autres.

Il lâcha la main de Jade, fit pivoter son fauteuil et roula vers la noirceur insondable de la nuit. Jade l’entendit chantonner joyeusement un air dont le refrain faisait :

– Plus de rêve, piou, piou ! Plus de vie, piou, piou, piou !


Piou, piou, piou ! Un oisillon n’attend pas.

Piou, piou, continua Arkoïe en picorant l’oreille de Jade.

Elle s’était endormie sans y prendre garde, toute habillée, entre l’oiseau et le pot de purée. Dans un sursaut, elle se redressa, pensant avoir raté son alarme. Son cœur tambourina, prêt à courir un marathon pour ne pas arriver en retard au collège. Cinq heures et demie. Il lui fallut un certain temps pour comprendre et se détendre.

L’oisillon avait couvert l’oreiller de fientes et réclamait un nouveau repas. Jade soupira, prit une pincée de purée et s’arrêta net : elle avait utilisé sa main droite, celle que l’œuf avait presque détruite la veille. La chair hachée menu avait laissé place à un cercle de croûte sèche. Elle appuya dessus mais ne ressentit aucune douleur. Béryl l’avait soignée.

– Pourtant Béryl est mort, non ? s’enquit-elle auprès de l’oiseau, qui répondit « Piou, piou ! ».

Elle le nourrit et entreprit de nettoyer la taie d’oreiller. A peine eut-elle fini que l’oiseau produisit un nouvelle fiente, très semblable à ce qu’il venait d’ingérer

– Oh non ! pesta Jade. Il va te falloir une maison, une cage.

Farfouillant dans sa commode, elle en tira une boîte en carton dont elle retira des chaussures de sport. Elle plaça la boîte près d’Arkoïe : pour lui, ce sera un palace ! pensa-t-elle. A l’aide de son compas et de ses ciseaux, elle perça de nombreux petits trous dans la boîte. Pas vraiment des fenêtres, mais au moins de quoi respirer.

Incapable de se rendormir, Jade descendit à la cuisine, encore sombre et silencieuse. Tant que sa famille dormait, l’oiseau ne craignait rien. Elle prit son petit-déjeuner sans un bruit, prépara un mélange pâteux de lait et de céréales dans un bocal, et ramassa le journal de la veille. Remontée dans sa chambre, elle plaça le journal au fond de la boîte à chaussure et y déposa l’oiseau. Elle fourra le tout dans son cartable, enlevant deux ou trois livres scolaires qu’elle jugea superflus.

Alors que le ciel s’éclaircissait, elle quitta la maison, deux heures en avance, et décida de marcher jusqu’au collège au lieu d’attendre le premier bus.

Elle attendit dans un parc que les portes s’ouvrent, puis fonça vers Pauline quand elle l’aperçut.

– Tu te souviens de la pierre verte en forme d’œuf que j’ai dans ma chambre ? demanda-t-elle dans un souffle.

– Bien sûr, dit Pauline en suivant le couloir qui menait à leur salle. Nous avions failli le casser en jouant au chamboule-tout avec !

Mme Fouchat apparut dans l’embrasure de la porte et Jade baissa la voix.

– Eh bien il a éclos !

Pauline lui lança des points d’interrogation du regard, mais ne put répondre car elles avaient atteint l’entrée de la classe. Elle se retourna maintes fois au cours de la matinée pour tenter d’avoir des précisions, mais Mme Fouchat veilla à ce que le silence reste absolu.

A l’heure de la récréation, Jade n’alla pas dans la cour mais sortit sa boîte à chaussures.

– Ouah ! s’exclama Pauline en voyant l’oisillon, dont le duvet se colorait déjà d’indigo. Incroyable ! Tu penses qu’il a mis si longtemps à éclore parce que sa mère ne l’a pas couvé ?

– Aucune idée… Tu veux lui donner à manger ?

Arkoïe refusa dans un de se nourrir à un doigt inconnu et s’endormit dans un coin de la boîte. Jade la rangea soigneusement et sortit dans la cour avec Pauline.

Lors de la récréation de l’après-midi, Jade libéra de nouveau l’oiseau et le caressa doucement. Se sentant en sécurité, il finit par avaler en piaillant les céréales laiteuses que lui offrait Pauline. D’autres élèves revinrent de la pause et s'agglutinèrent autour des deux filles pour admirer l’oisillon. Celui-ci tentait de marcher mais s’empêtrait dans le papier journal et tombait sur le bec, faisant rire toute la classe.

– Au travail ! chevrota Mme Fouchat, qui s’était approchée de l’attroupement.

Seul un piaillement lui répondit. Elle se fraya un chemin en poussant les élèves du coude et parvint au niveau de Jade. Sa face de pamplemousse vira au cramoisi et elle hurla :

– Des animaux dans ma classe ! Vous dépassez les bornes, Lacroix, c’en est assez ! Suivez-moi chez la principale, avec votre bestiole.

Elle prit fermement Jade par le poignet qui, par bonheur, était guéri, et la tira vers la porte, puis à travers le couloir et quatre volées de marches, jusqu’à parvenir à une porte massive flanquée d’un écriteau : Mme Conda, principale.

Jade, les bras écartelés entre la poigne de Mme Fouchat et la boîte d’Arkoïe, qui manquait à chaque instant de glisser au sol, tressaillit d’inquiétude. Comment pouvait-elle savoir qu’il était interdit d’apporter des oiseaux ? On pouvait bien apporter un violon…

La porte s’ouvrit, laissant sortir une femme élancée et bronzée qui n’était pas du tout la principale du collège. C’était la mère de Pauline, rayonnante de fierté.

– Bonjour Jade, ça va ? demanda Mme Médore. Je viens de régler les détails pour envoyer Pauline en école de musique à Paris. Quelle belle opportunité pour elle ! J’espère que tu…

– Merci, madame, la coupa Mme Fouchat, nous sommes un peu pressées.

Sur ces paroles, elle poussa Jade dans le bureau et claqua la porte derrière elles. La pièce était vaste et lumineuse, mais une odeur pestilentielle assaillit les narines de Jade, comme si toutes les bouteilles d’un magasin de parfum avaient été mélangées. Derrière une épaisse table en bois lustré se tenait une dame replète au nez rond.

– Désolé de te déranger, commença Mme Fouchat avec fougue, cette élève a été insupportable pendant les deux derniers jours, et ce matin elle a osé apporter un oiseau pour distraire toute la classe. Ça fait beaucoup pour une rentrée.

– Je m’en charge, assura Mme Conda en congédiant la professeure.

Elle se tourna ensuite vers Jade, qui était au bord des larmes à l’idée d’être renvoyée du collège ; elle serait forcée de s’inscrire dans un autre établissement, beaucoup plus loin, et ses parents n’accepteraient jamais de l’emmener.

– Tu es ?

– En 6ème B, madame.

– Bien, mais ma question ne portait pas là-dessus, dit Mme Conda avec patience. Ton nom ?

– Ah pardon : Jade Lacroix. Je ne savais pas que les animaux étaient interdits en classe, madame, dit-elle dans un tremblement plaintif. Mon oiseau est tout bébé, je ne pouvais pas le laisser seul !

Elle posa la boîte à chaussures sur la table. Arkoïe était pelotonné dans un coin, visiblement paniqué. Mme Conda se pencha pour le voir et retomba dans son siège avec un hoquet de surprise.

– Où l’avez-vous trouvé ? interrogea-t-elle en pointant vers Jade un doigt accusateur.

Sans attendre de réponse, elle saisit son téléphone et composa nerveusement un numéro. Elle écouta la tonalité pendant une minute puis raccrocha en soupirant. Jade la vit ouvrir un tiroir, sortir un flacon de fluide gris foncé et s’en asperger copieusement. Une odeur de pneu brûlé s’ajouta à toutes les autres. Mme Conda posa le produit à côté de la boîte à chaussures et ferma les yeux, appuyée contre le dossier de son siège. Malgré sa nausée, Jade en profita pour regarder l’étiquette du flacon : « Sueur d’Obsidienne ». Quoi qu’il contienne, ça n’allait pas la sauver du renvoi.

– Bien, dit Mme Conda en sortant de sa transe, ou de sa sieste. Pas de doute, nous allons te changer d’école.

Le sol parut s’effondrer sous la chaise de Jade. Un bourdonnement l’assourdit tandis que sa vision se brouillait de larmes. Déscolarisée après trois jours au collège. Elle ne serait prise nulle part ailleurs, sa mère la chasserait de la maison, elle serait obligée d’habiter dans le bois.

– Où vais-je aller ? parvint-elle à articuler entre deux spasmes.

– C’est un oiseau très rare, tu sais, répondit évasivement la principale.

Bien, mais ma question ne portait pas là-dessus, pensa Jade, et cette idée insolente lui redonna du courage.

Mme Conda chercha la fiche de Jade dans ses dossiers. Elle se leva, prit quelques autres flacons dans son tiroir et les glissa dans la poche intérieure de sa veste.

– Nous allons discuter des détails avec ta famille, dit-elle en faisant signe à Jade de la suivre.

Celle-ci n’osait s’imaginer la réaction de sa mère, elle qui s’énervait déjà quand il n’y avait aucune raison. Elle suivit la principale jusqu’à sa voiture et s’attacha en silence. Taraudée par la curiosité et sûre de n’avoir rien à perdre, elle demanda :

– C’est qui, Obsidienne ?

– Tu as eu mon message ? répondit Mme Conda avec un petit rire. Puis elle consulta la fiche et dit : Villenue-les-Marrons, c’est parti !

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