Parfum de liberté, suite

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Dix minutes plus tard, elles se garèrent devant le portail des Clarvet-Lacroix et Mme Conda pressa la sonnette. Jade lui expliqua que sa mère ne rentrait qu’à cinq heures mais qu’elle avait les clefs et pouvait offrir du thé pour patienter. Toutefois, elle vit les rideaux de la chambre du rez-de-chaussée s’écarter d’un centimètre et une paire d’yeux globuleux apparaître un court instant. Jade entra donc dans la maison, précédant la principale du collège.

– Maman, il y a quelqu’un qui doit te parler, appela-t-elle une fois dans l’entrée.

Des bruits précipités leur parvinrent de la chambre et Claire Clarvet émergea, les traits tirés et les cheveux ébouriffés, emmitouflée dans un peignoir. Elle avait l’air de très mauvaise humeur et Jade réalisa que ça n’allait pas s’améliorer. D’un air suspicieux, elle reluqua Mme Conda, qui sourit poliment et dit :

– Bonjour madame Lacroix. J’aimerais vous parler de votre fille et des options qui s’offrent à elle.

– Je suis madame Clarvet, répliqua Claire sèchement. Qu’est-ce qu’elle a encore fait ?

Mme Conda jeta un œil sur la fiche de renseignements et hocha la tête pour confirmer l’erreur des noms, mais ne répondit pas à la question, comme à son habitude.

– Votre fille proposait que nous nous installions autour d’un thé pour discuter. Est-ce que je peux vous appeler Claire ?

Cette dernière grommela quelque chose d’incompréhensible et les dirigea d’un pas réticent vers la salle à manger.

– Va faire le thé, Jade, souffla-t-elle en montrant une chaise à Mme Conda et en s’asseyant sur une autre, à l’autre bout de la table, où reposait un journal. Qu’avez-vous à me dire ?

– Par où commencer ? dit Mme Conda pour elle-même. Bien, ce matin, Jade est venue en classe avec un oiseau…

Dans la cuisine, Jade tressaillit, manquant de renverser la bouilloire : la semonce commençait. Elle entendit sa mère pousser une plainte et eut un mauvais pressentiment pour la suite.

– Je ne veux pas entendre parler de cette bête, tonitrua Claire à la surprise des deux autres. Elle m’a déjà causé assez de soucis comme ça !

– Que voulez-vous dire ? demanda Mme Conda, intriguée.

Claire hésita puis parla si bas que Jade dut tendre le cou par la porte de la cuisine pour entendre :

– Son père en avait un similaire, c’est-à-dire bien plus grand, mais avec le même bec bleu. Et laissez-moi vous dire que ça ne s’est pas bien terminé, ni pour moi… ni pour lui !

Mme Conda se leva d’un bond.

– Pardon ? s’exclama-t-elle. Vous dites que c’est son père qui avait l’oiseau avant elle ? C’est impossible. Alors vous êtes… vous êtes Claire Arkoïe ?

Un tintement signala que l’eau bouillait. Jade prépara trois tasses en restant attentive à ce qui se passait dans son dos.

– Clarvet, répéta la mère. Cessez d’écorcher mon nom. Voir cet oiseau était un tel choc que je n’ai pas osé sortir de la maison aujourd’hui. Alors je vous prierai de nous laisser en dehors de toutes ces histoires.

– Pas si vite, coupa Mme Conda en se rasseyant, vous êtes bien Claire, la dormeuse dont Béryl s’était entiché ? Vous avez dû entendre parler de moi. Sachez, pour votre gouverne, que je suis Anna.

Jade pouffa. Anna Conda ? Sa mère ne semblait pourtant pas trouver cela drôle : elle était bouche bée et avait blêmi. De son côté, Jade était confuse : la principale pouvait bien connaître sa mère, puisqu'elles vivaient dans des villages voisins, mais comment savait-elle le nom de son père alors qu'elle-même l'avait ignoré jusqu'à la veille ? Bien que le thé fût prêt, Jade s’éternisa dans la cuisine pour observer sans se faire remarquer.

– Bien, reprit Mme Conda, vous savez donc de quoi je vais vous parler. Cet oiseau démontre que Jade est en danger et qu’elle doit partir d’ici.

Ce fut comme si on lui retirait un gigantesque sac à dos des épaules. Jade respira un grand coup. On ne voulait pas la renvoyer à cause de son comportement, mais seulement pour la protéger d’un… danger ? Qu’importe, son soulagement valait tous les périls ! Elle prit un plateau et apporta enfin les trois tasses de thé.

– Il est hors de question qu’on la mette dans votre institut pour fous, déclara Claire en arrachant la tasse que lui tendait Jade. Nous avons toujours été en sécurité ici, la vieille me l’a dit.

– Greta Spindel, corrigea Mme Conda, vous l’a dit plus de dix ans avant que cet oiseau n’arrive. Il change la donne. Si Kabus le découvre, il va chercher à l’attaquer d’une manière ou d’une autre.

– Très juste, répliqua Claire, d’où la nécessité de se débarrasser de l’oiseau. Je m’apprêtais à régler ce problème une bonne fois pour toute, mais Jade s’est interposée.

– Oh, madame, si vous croyez qu’il suffit de l’abandonner pour ne plus en entendre parler… Il ne cessera de revenir vers Jade car c’est à elle qu’il s’est connecté, finit-elle tandis que la jeune fille lui proposait une tasse fumante.

– Je ne parlais pas de l’abandonner ! dit Claire d’un ton sarcastique, sous le regard ahuri de Mme Conda.

– Tuer l’oiseau ? s’offusqua celle-ci, manquant de renverser son thé. Vous voulez tuer l’oiseau avant qu’il ponde ? Si vous avez d’autres idées dans le genre, ne vous gênez pas. On aura tout entendu : tuer l’oiseau ! Ce n’est pas par ce genre de menace que vous retiendrez votre fille, et je suis d’ailleurs sûre qu’elle voudra partir, quoi que vous en pensiez. Laisse-moi t’expliquer, Jade, ajouta-t-elle en se tournant vers la jeune fille. Toi et moi, nous sommes songeuses.

Certes, Jade se perdait parfois dans ses pensées et aimait imaginer des histoires, mais ce n’était pas le terme qui la qualifiait de mieux. Elle se serait plutôt décrite comme sportive, audacieuse et renfermée ou, comme le traduisaient Claire et Maurice, surexcitée, insolente et timorée.

– Songeuse, reprit la principale en ignorant la rouspétance de Claire, ça signifie que tu rêves mieux que la moyenne, en quelque sorte. Tout en dormant, tu peux interagir avec ton environnement et des personnes que tu ne connais pas. En te concentrant, tu peux même impacter les rêves des autres ! C’est ce que je faisais avec ce flacon, expliqua-t-elle en agitant la Sueur d’Obsidienne : l’odeur m’a aidé à me concentrer pour envoyer un songe à Clorine Malachite, une professeure qui t’accueillera à Arténox...

– Non, non, elle n’ira pas ! intervint la mère, les yeux exorbités de colère. Je la changerai de collège, aucun soucis, car je ne veux pas la laisser sous la direction d’une personne de votre acabit ; mais je ne ferai pas les trajets jusqu’à Tombouctou pour qu’elle apprenne à lire dans les pensées des rhinocéros !

– Vous exagérez, répliqua Mme Conda tandis que Jade se disait qu’elle apprendrait volontiers à lire dans les pensées des rhinocéros de Tombouctou. De toutes façons, vous n’aurez aucun trajet à faire puisqu’elle sera logée en internat.

Cette idée plut beaucoup à Jade : habiter au collège, loin de son odieuse famille, serait une merveilleuse liberté ! Malheureusement, Claire Clarvet avait déjà pris sa décision et s’était mise à lire le journal comme si de rien n’était. Mme Conda, dépitée, s’arrosa de nouveau de Sueur d’Obsidienne et sembla s’assoupir. Jade s’assit à côté d’elle, sirotant son thé. Son regard se fixa sur le revers du journal, qui affichait en énormes caractères :


VOL DE CLÉS AU LOUVRE
Dans la nuit du 5 au 6 septembre, toutes les clefs antiques du célèbre musée parisien ont disparu. Si les employés affirment avoir reçu l’autorisation du conservateur en chef pour les sortir des vitrines, celui-ci nie toute implication. Les près de huit cents pièces de la collection sont activement recherchées et une enquête est en cours.

Jade rit de l’absurdité de l'évènement, ce qui fit sursauter Mme Conda. Secouant la tête pour se libérer de l’odeur de pneu brûlé, elle prit une gorgée de thé et balaya l’article du regard. Soudain, elle porta la main à sa bouche et ses yeux s’écarquillèrent de frayeur.

– Vous vous êtes brûlée ? s’inquiéta Jade qui, d’ordinaire, diluait son thé avec de l’eau froide.

– Jade, dit Mme Conda d’un ton très sérieux, nous devons partir immédiatement.

– J’ai le droit ? demanda-t-elle tant à sa mère qu’à la principale.

– Prends juste quelques affaires avec toi.

Confuse, Jade monta les escaliers jusqu’à sa chambre, attrapa son sac de sport dans la commode et le remplit d’habits pris au hasard. Elle ne savait pas ce qu’il fallait emporter, pour combien de temps, quelle météo… Au rez-de-chaussée, sa mère et Anna Conda se disputaient avec rage. Jade ajouta quelques livres scolaires, son roman en cours, deux lettres de sa tante Virginie et une photo encadrée de Pauline et d’elle, prise juste avant les vacances, le dernier jour de CM2.

Redescendue dans la salle à manger, elle assista à un spectacle incroyable : sa mère essayait de frapper Mme Conda des deux poings mais cette dernière, plus massive, tâchait de la maîtriser en lui agrippant les poignets. Les deux femmes avaient l’air de danser une étrange valse, au son peu mélodieux des cris de Claire.

– Vous n’emmènerez pas ma fille sur les traces de son père ! rugit-elle.

– Nous n’avons pas le choix, dit Mme Conda en esquivant un coup. L’école est déjà prévenue, il faut que nous prenions l’avion ce soir. Sors, Jade, je te rejoins.

Ainsi Jade quitta-t-elle sa maison sans aucun mot d’adieu.

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