Premier vol

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De retour dans la voiture, Jade avait du mal à résister aux milliers de questions qui voulaient s’échapper de ses lèvres, mais ayant remarqué comment Mme Conda répondait toujours hors sujet, elle préféra les taire en attendant qu’elle donne d’elle-même des explications. La principale conduisit jusqu’au collège sans un mot, gara sa voiture puis appela un taxi.

– A l’aéroport, s’il-vous-plaît, dit-elle au chauffeur en prenant place à l’arrière.

– Mais c’est à deux heures de route, madame, ça vous coûtera au moins…

– Peu importe, coupa Mme Conda, je doublerai la mise si vous pouvez y être avant dix-huit heures !

Le chauffeur démarra immédiatement, traversa en trombe le petit village et continua sur la route nationale. Assise à l’arrière, son sac de sport sur les genoux, Jade regardait défiler les arbres et les champs de sa région natale, partagée entre l’excitation du départ et la peur de l’inconnu. Alors qu’elle s’apprêtait à expliquer à Mme Conda qu’elle n’avait jamais pris l’avion et n’était pas sûre de savoir comment s’y prendre, celle-ci prit pensivement la parole.

– C’est la première fois que j’accompagne une élève. Greta m’avait demandé de surveiller ce village, il y a des années de cela, mais aucun songeur ne s’était jamais révélé. Quelle frustration ! Je comprends, maintenant, pourquoi elle m’avait placée là : elle t’avait cachée pour te protéger de Kabus mais voulait que je sois dans les parages en cas de problème. Elle prévoit toujours tout, la brave vieille. Elle sera contente de te voir. C’est elle qui dirige Arténox, l’école des songes.

– Je vais apprendre à mieux rêver ? demanda Jade, sans trop savoir comment formuler les mille interrogations qui rebondissaient dans sa tête.

Mme Conda tourna la tête vers Jade et l’observa d’un air intrigué.

– Comme je te disais, j’ai déjà prévenu l’équipe que tu allais arriver ce soir. Madame Malachite fait toujours des siestes et, au pire, elle recevra mon songe cette nuit et saura prendre soin de toi dès demain.

– Ça fonctionnerait aussi avec un téléphone, dit Jade, sceptique.

– Certes, répondit Mme Conda en riant, mais la précision du message est bien meilleure dans un songe. Et ce n’est pas la seule chose que tu apprendras à faire à Arténox : il y a les gemmes protectrices, les attrape-rêves… énuméra-t-elle en comptant sur ses doigts. Les arts sensoriels, la chronostasie… Quoique celle-ci n’est peut-être plus au programme de 6ème, un peu trop dangereux.

– Et cette Malachite, qu’est-ce qu’elle enseigne ?

Mme Conda sembla chercher la réponse au plus profond d’elle-même.

– Il y a des années que je ne suis plus vraiment en contact avec les songeurs, tu sais ? Je mène une vie tranquille avec mon mari dormeur et je rends service çà et là.

– Un dormeur, c’est plus puissant qu’un songeur ? s’enquit Jade.

Elle vit que le chauffeur du taxi, sans ralentir l’allure, tendait l’oreille pour écouter leur étrange conversation. Mme Conda fronça les sourcils et répondit si clairement à la question que Jade en fut presque choquée :

– Les songeurs, comme toi et moi, sont interconnectés par leurs rêves : nous pouvons envoyer des souvenirs et des émotions, explorer des lieux inconnus à travers les yeux de nos amis… Certains peuvent même capter les pensées d’autres personnes ! Les dormeurs, comme notre cher chauffeur, se contentent de dormir. Mais la frontière est fine !

Alors que le taxi se perdait dans le dédale de tunnels et de bretelles de la zone aéroportuaire, Jade se dit que la cabane en bois et les trois hommes de ses derniers rêves ne lui avaient pas laissé beaucoup d’occasions d’explorer : elle n’était peut-être pas aussi songeuse que voulait le croire Mme Conda… Puis elle pensa à sa noyade et au rêve d’asphyxie que tous ses camarades avaient fait. Elle se détendit à l’idée que c’était sûrement elle qui leur avait envoyé cette image grâce aux senteurs de chlore.

– Dix-sept heures cinquante-deux ! dit fièrement le chauffeur en pilant, tirant Jade de ses rêveries.

Mme Conda lui donna l’argent promis et guida Jade jusqu’à un guichet où une réceptionniste les accueillit. Elle était si maquillée qu’elle semblait porter un masque au sourire figé.

– Nous devons prendre le vol de sept heures pour Paris, dit Mme Conda avec empressement.

Le masque se pencha et pianota sur un clavier pendant de longues minutes. Puis il se redressa et le sourire bougea légèrement :

– Désolé, mesdames, le vol est plein. Vous pouvez acheter un billet pour demain matin, six heures cinquante, et passer la nuit dans un des hôtels avec lesquels nous avons un accord.

La réceptionniste tendit un prospectus en reprenant son sourire artificiel, mais Mme Conda l’ignora et courut vers un coin du hall, faisant claquer ses bottines à talons. Jade la suivit sans comprendre jusqu’à un panneau indiquant « Bagages spéciaux ». Elle vit Mme Conda se faufiler entre guitares et bicyclettes, examiner quelques cages d’animaux et en ouvrir une, de laquelle elle extirpa un chaton noir qui miaulait nerveusement. En vérifiant que personne ne la regardait, elle se dirigea en toute discrétion vers les toilettes les plus isolées et s’enferma. Etonnée de cette soudaine envie pressante, Jade fit un tour dans le hall, admirant les flots de valises sur les tapis roulants et les longues files d’attente en serpentins. Elle aurait aimé prendre l’avion tout de suite et était un peu déçue de devoir attendre le lendemain.

Après dix minutes, elle retourna vers les toilettes pour retrouver Mme Conda. Celle-ci était toujours enfermée et de curieux bruissements sortaient de sa cabine.

– Madame Conda ? fit-elle à mi-voix.

Puis, n’obtenant aucune réponse, elle s’agenouilla pour regarder sous la porte. Elle étouffa un cri d’horreur. Devant les bottines à talons, des gouttes tombaient dru dans une épaisse flaque vermeil. Le chaton ne miaulait plus. Prise de nausée, Jade se releva et s’adossa au mur. Avait-elle volontairement suivi une tueuse sanguinaire ? Avant qu’elle n’ait l’idée de s’enfuir à toutes jambes, elle entendit la chasse d’eau et vit le nez rond de Mme Conda émerger de la cabine, sans hâte, sans chat.

– Allons-y ! dit-elle sans s’inquiéter de l’extrême pâleur de Jade.

Elles retournèrent au guichet où la réceptionniste masquée ne parut pas les reconnaître.

– Deux places pour le vol vers Paris, s’il-vous-plaît, répéta Mme Conda en donnant sa carte d’identité et en invitant Jade à faire de même.

La réceptionniste retourna à son clavier pendant plusieurs minutes et Jade eut la nette sensation de perdre son temps. Pourtant, le faux sourire s’élargit et dit :

– Vous tombez bien, un couple vient d’annuler son voyage pour cause de grippe. A cette saison, c’est incroyable, à croire que les gens inventent des excuses pour être remboursés ! Voyons, mesdames… commença-t-elle en prenant les cartes d’identité, Jade Lacroix et Anna… Anna Conda ?

Elle eut un bref gloussement et tendit les billets à Mme Conda, qui la foudroya du regard, puis leur souhaita un bon voyage. Une fois assise en salle d’embarquement, Jade réalisa qu’elle tremblait de peur, sans oser interroger sa voisine quant à la tache de sang. Ses coups d’œil répétés firent toutefois passer le message.

– Si tu penses au petit chat, murmura Mme Conda avec douceur, laisse-moi te dire que je ne suis pas fière. Le songe implique de grandes responsabilités et j’ai pris la décision de faire de ta sécurité une priorité.

La jeune fille fut à moitié rassurée. Bientôt, leur numéro de vol fut appelé et elle grimpa dans l’avion avec la sensation d’embarquer dans un rêve éveillé.

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