Rêve mouillé
– Jade !
La petite silhouette frissonnante ouvrit les yeux. Elle se trouvait assise sur le même matelas dur et grinçant, dans le même misérable village, mais onze ans avaient passé et cinq pièces avaient été ajoutées à la maison. Claire avait donné naissance à une certaine Jade Lacroix puis, après son mariage avec Maurice, le livreur de lait, à Jonathan et Jérémy Clarvet.
Déçue qu’on l’ait empêchée de finir son rêve, Jade se rallongea en s’enroulant dans les draps, ne laissant dépasser qu’une touffe de cheveux noirs et crépus. De quoi s’agissait-il ? Il neigeait ; on disait des mots étranges…
– Dépêche-toi de venir manger ! insista sa mère en tambourinant à la porte. On ne va pas t’attendre toute la journée.
Jade secoua la tête pour chasser ses pensées confuses et obéit enfin. En cherchant à l’aveuglette une barrette sur sa table de chevet, elle mis la main sur son globe terrestre, sur son trophée de badminton, sur son œuf de pierre… Et des bribes du rêve lui revinrent en mémoire.
– Maman, est-ce que Obsidienne est un prénom ? s’enquit-elle trois minutes plus tard en dévorant ses tartines.
– Non, c’est un caillou, répliqua Claire Clarvet avec le ton de quelqu’un qui préfère prendre son petit-déjeuner en silence. D’autres questions ?
– Et Béryl ?
Le visage de la mère se pétrifia et le bout de pain qu’elle avait commencé à mordre tomba mollement dans sa tasse. Sans se préoccuper du café qui gouttait sur son chemisier, elle observa sa fille. Ses grands yeux globuleux trahissaient de l’anxiété mêlée de haine.
Jade regarda son bol le temps que la tension retombe. Elle patienta un peu moins longtemps que nécessaire et renchérit :
– C’est que, depuis un mois, je rêve chaque nuit de ces noms ! Il me semble même que tu discutes avec elles.
– Et moi, j’ai rêvé que tu tombais dans un gouffre sans fin. Voilà, trancha Claire Clarvet, tout le monde rêve de choses absurdes, il n’est pas nécessaire de les ressasser ou de vouloir les expliquer. La vraie vie se déroule la journée ! D’ailleurs, c’est l’heure de partir faire les courses.
A ce moment, un garçon bouffi surgit dans la salle à manger. Il ne portait qu’un maillot de bain et rayonnait de fierté. Claire Clarvet pivota pour lui faire face et dit d’un ton artificiellement doux :
– Mais Jonathan, on ne sort pas comme ça ! Nous allons au supermarché, pas à la plage.
– Quoi ? brailla Jonathan en grimpant sur une chaise. Tu m’avais promis une journée à la piscine pendant les vacances !
Claire parut désemparée et le garçon lui lança un regard assassin. Contrairement à sa grande sœur, il avait une peau laiteuse, les yeux gris, et du haut de ses sept ans, il savait obtenir tout ce qu’il voulait de ses parents.
– Nous irons à la piscine le week-end prochain, suggéra Claire en épongeant le café. Ton père et ton frère pourront venir avec nous, ce sera bien plus amusant.
– Hors de question. Tu avais dit pendant les vacances d’été, donc il ne reste qu’aujourd’hui. Tant pis pour les autres ! Nous pourrons même y retourner samedi.
Jade leva les yeux au ciel et but son lait pendant que Jonathan affrontait sa mère dans un duel à mort de regards. Après une minute, ce qui était un record en la matière, Claire céda.
– Bien, dit-elle d’un ton apaisant. Allons à la piscine ce matin, puis nous enchaînerons avec les courses de rentrée, d’accord ? Jade, poursuivit-elle en reprenant sa voix tranchante, va aider ton frère à préparer ses affaires.
– Demi-frère, corrigea Jade sans plaisanter. Demi en taille, demi en cerveau, demi en famille !
– Ça suffit ! éructa la mère en bondissant vers Jade, la dominant de toute sa hauteur. Nous sommes une seule famille.
– Alors pourquoi je n’ai rien le droit de savoir sur mon père ? cria Jade, peu impressionnée.
Claire Larvet esquiva la question en se ruant hors de la salle. Elle prépara elle-même les affaires de Jonathan et ne dit pas un mot sur le trajet de la piscine, mais la rougeur croissante de son visage montrait qu’elle menait un épique combat intérieur.
Quand elle sauta dans l’eau fraîche du grand bain, Jade éprouva une intense sensation de confort qui lui noya sa frustration. Jonathan et sa mère étaient dans la piscine des enfants, ce qui laissait à Jade la possibilité de s’entraîner au plongeon sans craindre leurs moqueries. Sa première tentative fut un échec cuisant, mais comme personne ne semblait l’avoir vue, elle essaya de nouveau et eut bientôt le ventre aussi rouge que le maillot des maîtres nageurs, qui jouaient aux cartes sans se préoccuper le moins du monde de ce qui se passait dans le bassin.
Toutefois, ses efforts furent récompensés quand elle réussit son premier plongeon indolore. Depuis les plots, elle s’entraîna alors à sauter le plus haut possible pour retomber presque à la verticale. Elle s’amusait beaucoup mais ces allers-retours rapides commençaient à lui donner le tournis, si bien qu’elle décida d’aller se délasser dans le jacuzzi.
– Et du plongeoir, tu sais le faire ? demanda Jonathan, qui s’était approché en cachette avec un sourire moqueur.
– Bien sûr !
Elle escalada le plus haut plongeoir et Jonathan la suivit. De là-haut, l’eau paraissait vraiment lointaine, et Jade hésita.
– Tu as peur ? railla Jonathan en venant se coller à elle.
Il la poussa de toutes ses forces, et avant de comprendre ce qui se passait, Jade bascula du plongeoir et se mit à tomber à toute vitesse. Son corps heurta la surface avec une violence qui fit bourdonner son crâne. Elle laissa échapper un hoquet de douleur. Aucun son ne sortit, mais l’eau déferla dans sa gorge. Elle toussa, s'étouffa encore plus, battit des pieds pour remonter à la surface mais se cogna contre le carrelage. Désorientée et sans air dans les poumons, elle se mit à agiter frénétiquement bras et jambes. Elle hurla mentalement à l’aide, puis perdit connaissance.
Les maillots rouges mirent un certain temps à réagir. Quand elle fut enfin repêchée et allongée sur les gradins, Jade toussa et cracha de l'eau pendant de longues minutes. Sa gorge était très irritée, comme si elle avait avalé des cailloux.
– Tu m’entends ? Où sont tes parents ? demanda une voix indistincte pour la quatrième fois.
– Je…, essaya Jade, mais elle s’étouffa et vida les reste de ses poumons sur la surveillante de baignade.
En levant la tête, elle réalisa que l’équipe au complet était autour d’elle. Ils échangeaient des regards mi-inquiets, mi-coupables, et repoussaient les curieux qui faisait mine de s’étirer exactement à cet endroit. Soudain, Jade reconnut une voix dans le brouhaha.
– Qu’est-ce qu’il se passe donc ? maugréa Claire Clarvet, traînée par un pompier impatient. Jade ! Tu as encore fait des âneries ?
Elle agrippa par le bras sa fille encore suffocante et la traîna loin de la foule. Les surveillants, la mâchoire pendante, les regardèrent s’éloigner, trop abasourdis pour les retenir.
– Pourquoi faut-il toujours, toujours que tu te fasses remarquer ? vociféra la mère de Jade une fois que tous les trois furent rentrés à la maison. J’aurais dû te laisser ici, ça m’aurait évité des soucis.
– C’est Jonathan que tu aurais dû laisser, c’est lui qui m’a poussée !
– N’accuse pas encore ton frère, file plutôt dans ta chambre.
Ecœurée, Jade se dirigea vers l’escalier en murmurant « Demi-frère » et s’enferma dans sa petite chambre. Elle passa le reste de la journée à penser à sa rentrée au collège, qui aurait lieu le lendemain. Elle ne se sentirait pas trop perdue car la moitié des élèves venait de son élémentaire, ce qui n’était pas spécialement une bonne nouvelle : hormis Pauline, son amie de toujours, ils la détestaient tous et lui rappelaient sans cesse qu’elle n’était « pas de la région ». Quand elle avait essayé de savoir ce que cela signifiait, Pauline avait simplement haussé les épaules en disant :
– Ta mère ne vient pas du coin et personne ne connaît ton père, alors certains se demandent ce que tu fais là. Pour moi ça n’a aucune importance, je préférerais vivre ailleurs, à la ville peut-être.
Pauline était toujours rassurante et généreuse. Jade avait hâte de la retrouver pour lui confier ses déboires de nageuse. Quand le soleil estival se coucha, elle ignora les gargouillements de son ventre et s’endormit sans dîner.
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