Le Cauchemar d'Obsidienne
Affaissée contre le mur décrépi du salon, une jeune femme sanglotait. Elle cachait son visage des deux mains, ne laissant voir que son menton pointu couvert de larmes. Elle ne remarqua pas le fauteuil roulant qui s’approcha silencieusement.
– C’est moi qui souffre mais c’est toi qui pleures ! grogna une voix rauque venue du fauteuil.
La jeune femme se redressa dans un sursaut et tenta d’essuyer ses larmes discrètement. La lueur vacillante du feu de cheminée presque consumé dessinait l’ombre ronde de son ventre sur le mur.
– Tu me fais peur, Béryl, répondit-elle d’une voix mal assurée. Je ne sais pas ce que ces gens t’ont fait, mais tu deviens fou.
– Ces gens, je les ai vaincus ! cria l’homme du fauteuil, les lèvres tremblantes. De leur piédestal, je les ai fait chuter et glisser dans les profondeurs insondables de l’Abîme ! Je ne suis pas un fou, mais un guerrier !
Ses yeux étaient vitreux et tournoyaient si vite qu’on aurait dit qu’ils voulaient s’enfuir de leurs orbites. Il agitait furieusement ses bras et se penchait sur les accoudoirs du siège roulant, comme s’il essayait de le renverser. Puis il se figea brusquement et reprit dans un murmure :
– On a voulu me punir pour cela, on m’a fait faire de terribles cauchemars. Mais je ne crains pas la mort, car mon futur est là !
Il plaça ses mains sur les roues du fauteuil et poussa fortement pour s’approcher de la jeune femme, dont tout le corps tremblait. Béryl tendit le cou et colla son oreille au ventre rebondi de la jeune femme. Celle-ci se crispa d’appréhension mais ne recula pas.
– Ma Claire, cette fillette sera mon sang, mon âme, mon rêve ! déclara Béryl, qui avait fermé les yeux et affichait un sourire béat. Tu l’appelleras Obsidienne ! Tu lui parleras de moi, lui diras que tu m’aimais plus que tout, que tu rêvais de moi chaque nuit. Tu lui diras oh, ma petite obsidienne, que ton père était brave, que ton père était bon !
Avec une grande douceur, Claire le repoussa et s’éloigna d’un pas. Dans la lumière, ses cernes et ses joues creusées lui donnaient un air accablé.
– Et si c’est un garçon ? demanda-t-elle calmement.
– Tout, tout sauf le traître ! répondit-il immédiatement en recommençant à s’agiter. Tout sauf Héliodore, car ce nom est maudit et ce sang est maudit et cet être est maudit !
– Béryl ! claqua une voix dans la pièce adjacente. Ne parle pas ainsi de lui et arrête de brailler.
Une femme au visage fripé apparut dans l’encadrement de la porte, se dirigea vers l’âtre et attrapa péniblement une bûche sur le petit tas de bois qui la jouxtait. Elle se retourna, regarda les autres et dit :
– Claire, mon enfant, tu vas devoir partir. Sa folie n’en est qu’à ses débuts. On soigne beaucoup de maux, de nos jours ; mais son affliction est au-dessus de toute médecine. Et si Kabus découvre ton existence, tu subiras le même sort. Ainsi que ton bébé.
– Est-ce qu’on ne peut pas le protéger ? interrompit timidement Claire. Faire que ses cauchemars cessent ? Est-ce que vous ne pouvez pas aider votre propre fils, Greta ?
La vieille jeta la bûche au feu et rassembla les braises avec ses doigts noueux, sans prendre la peine d’utiliser le tisonnier. Elle poussa un profond soupir en se relevant et alla se placer derrière le fauteuil roulant.
– Le mal est en lui maintenant, énonça-t-elle avec tristesse en posant les mains sur les épaules de son fils, et il y restera. Ce ne sont pas de simples cauchemars, mais… Disons, une destruction méthodique de sa conscience. Cette maison le protégera au mieux mais ne le guérira pas. S’il y avait une solution, j’aurais sauvé les autres avant lui.
Elle s’interrompit et se mit à chantonner d’une voix aigüe qui semblait incompatible avec son corps voûté. Béryl se détendit et s'affaissa dans le fauteuil.
– Tu dois partir d’ici, repris Greta en fouillant dans la poche de sa robe de chambre. Prends ta voiture et suis la nationale jusqu’à Villenue-le les-Marrons. Installe-toi dans la dernière maison du village, en direction du bois. Tu trouveras facilement du travail dans les fermes ou à l’école. Ce n’est pas une vie de rêve, mais je n’ai rien de mieux à t’offrir.
Elle tendit une grosse clef rouillée vers la jeune femme, qui la regarda longuement sans bouger.
– Allons, prends donc ceci et pars. Ecoute-moi bien, Claire Lacroix. Ton enfant se portera mieux sans rien connaître du songe.
Claire hocha imperceptiblement la tête et prit la clef. Elle avança vers la minuscule fenêtre, arracha d’un seul geste l’épaisse toile d’araignée qui la recouvrait et observa la rue paisible et endormie.
– Serons-nous vraiment en sécurité ? demanda-t-elle sans attendre de réponse. Kabus me trouvera s’il veut me trouver.
– Il n’a aucun moyen de te reconnaître, répliqua Greta, et ton enfant sera en sécurité dès lors que tu seras loin de cette famille. Loin.
Un silence lourd de signification s’installa mais Greta garda les yeux plantés dans ceux de Claire, comme si elle lui transmettait des paroles muettes et répétait « loin, loin, très loin ».
Finalement, la vieille femme fit volte-face et s’en fut sans rien ajouter. Claire lança un regard à Béryl, qui semblait s’être endormi et laissait couler un filet de bave de ses lèvres. Elle émit une faible plainte qui exprimait bien peu de sa détresse intérieure. Prenant sa décision, elle ramassa sa veste sur le dos d’une chaise et marcha à grands pas vers la porte d’entrée. A peine eut-elle posée la main sur la poignée que Béryl leva la tête et dit :
– Attends ! J’ai quelque chose pour ma fille. Une toute petite gemme pour ma toute petite gemme.
Il fit rouler son fauteuil jusqu’au foyer, s’agrippa d’une main au manteau de la cheminée et essaya de l’autre d’attraper quelque chose sur la tablette. Mais le fauteuil glissa en arrière et son crâne chauve heurta violemment le sol. Quand Claire accourut pour l’aider, il pointa le poing vers elle, menaçant. Elle réprima un mouvement de recul et vit une lueur vert pâle émaner de sa paume.
– Donne-le à ma fille la prochaine fois que tu la vois, dit Béryl d’un ton péremptoire en révélant le chiffon qu’il tenait.
Claire saisit l’objet et le fourra dans sa poche sans la moindre considération. Elle saisit Béryl sous les aisselles et le hissa sur le fauteuil. D’un ton ferme, presque exaspéré, elle répéta :
– Et si c’est un garçon ?
– Je sais, je sais qu’Obsidienne est une fille ! hurla Béryl en précipitant son siège vers elle.
Effrayée, Claire se rua vers la sortie, poursuivie par le fauteuil vociférant. Juste avant de claquer définitivement la porte derrière elle, elle entendit enfin la réponse à sa question.
– COBRA ! Si c’est un garçon, appelle-le Cobra !
Une fois dehors, elle courut le plus vite qu’elle put dans le froid glacial de l’hiver, monta dans sa minuscule voiture et mit le pied au plancher pour s’éloigner au plus vite de la maison maudite. Elle roula une heure avant d’atteindre le village et de trouver la piteuse cabane qui lui était destinée. Les maisons voisines n’avaient ni lumière aux fenêtres ni fumée au-dessus du toit. Frigorifiée, elle prit la grosse clef et pénétra dans l’unique pièce aux murs couverts de toiles d’araignée. Elle appuya sur tous les interrupteurs mais rien ne s’alluma. Elle se sentit soudain très lasse, abandonnée, désespérée. Elle tituba et tomba à plat sur le lit, épuisée par la lutte incessante contre la folie et le froid.
Pourtant, une vague de chaleur sembla naître sur son abdomen et se répandre dans tout son corps. Le bébé se rebellait contre son désespoir. Gonflée d’affection et de tristesse, elle s’assit et caressa son ventre tendu à craquer. Mais la chaleur ne venait pas de là, comprit-elle en glissant la main dans sa poche. Elle déplia le chiffon de Béryl. Dedans, elle trouva un objet dur et agréablement chaud. C’était une pierre en forme d’œuf, d’un vert mat strié de jaune. Une pierre qui semblait très précieuse, comme de l’émeraude, ou peut-être du…
Annotations
Versions