Le Maître-Encreur
— Deux drachs le pot ? Si je t’en prends trois, me feras-tu un prix ?
— Je ne puis en décider, Seigneur, répondit timidement Fille. Mon père sera là sous peu, c’est avec lui que vous devrez marchander.
Il éclata de rire, ajoutant qu’il n’était pas un Seigneur. Mais Fille, d'ordinaire hardie et spontanée, se gardait bien de fanfaronner. L'homme était très grand et allait torse nu, une épée au côté. Sa chevelure brune et ondulée tombait en cascade sur des épaules solides. Ses bras, son torse et même son cou étaient couverts de motifs ; des formes alambiquées, un immense dragon, un crâne... si finement dessinés qu'ils évoquèrent à la jeune fille les enluminures qui ornaient certains des ouvrages que Tabor chérissait. Elle contemplait l'ouvrage à la sauvette, détournant nerveusement les yeux quand l'homme releva la tête, reportant son attention de l'étal à sa vendeuse. Il dut percevoir la curiosité de la gamine, esquissa un sourire amusé.
— Ma parole, n’as-tu donc jamais vu de tatouages ?
Elle fit non de la tête, fascinée, puis se ravisa.
— Je pensais que c'était réservé aux esclaves. Père dit que c'est ainsi que leurs maîtres les reconnaissent. Mais hier je crois bien en avoir vu un sur une femme, elle était très belle. Et vous, vous n’avez pas de chaînes et vous avez une épée. Vous n’êtes pas un esclave.
Il rit à nouveau.
— Oui, certains prétendent qu'ils sont propres aux esclaves et aux putains ! Ceux des esclaves sont bien plus sommaires et n’ont pas vocation à décorer ou embellir le corps. Mais les guerriers aussi en portent. Ou d'autres encore qui, comme moi, trouvent ça joli.
— Êtes-vous un guerrier ?
— Non. Je suis un Maître-Encreur.
Du geste, il désigna tous ses tatouages.
— C’est vous qui les avez faits ?
— C’est moi qui les ai conçus, mais je n’en ai réalisé qu’une partie. Les plus accessibles.
— Vous pourriez m’encrer la peau, à moi aussi ?
Il rit une fois de plus, Fille lui sourit, elle commençait à le trouver amusant.
— Je peux encrer n’importe quelle peau, mais encore te faudra-t-il payer.
— Même pour un tout petit motif ?
— Même pour un tout petit motif. Les plus simples commencent à vingt Drachs, un encrage de taille réduite mais plus sophistiqué et en couleur t’en coûtera trente à cinquante Drachs.
— Je n’ai pas une telle somme.
L’homme s’approcha et, tout en faisant sauter un pot de miel dans sa paume, déclara qu’ils pourraient peut-être troquer. Fille fronça les sourcils.
— Que voulez-vous dire ?
— Tu pourrais par exemple me payer avec deux ou trois bouteilles de ta liqueur de pin et quelques pots de miel. Ou alors cette peau de mouton, cela ferait aussi l’affaire.
Elle sourit, déçue. C’était impossible, Père verrait qu’il manquait des marchandises. Et elle savait qu’il était hors de question de lui demander la permission, il n’accepterait jamais.
— Eh bien en attendant, fi de marchandage, je te prendrai donc trois pots, fois deux drachs, nous disons donc six drachs. Et si l’envie t’en dit et que bien sûr tu en trouves les moyens, viens me voir. Mon atelier est juste dans la ruelle, là-bas. Trouve la maison à la tête de dragon et demande le Maître-Encreur.
Il eut à peine tourné les talons que Tabor était de retour.
— Que voulait-il ?
— Oh, il m’a juste pris trois pots de miel. Il voulait marchander mais j’ai tenu bon.
***
Le lendemain, elle feignit une très grande fatigue. Tabor se doutait qu’elle en rajoutait, la petite semblait habituellement avoir de l’énergie pour dix. Il se dit pourtant qu’elle avait mérité un peu de temps pour elle et décida de la laisser passer quelques heures à l’auberge. Il lui recommanda cependant bien de ne pas quitter leur chambre.
À peine avait-il refermé la porte derrière lui qu’elle bondissait sur ses pieds. Elle enfila une tunique légère, les lourds et encombrants vêtements qu’elle portait ces derniers jours ne conviendraient pas pour son plan.
Elle eut tôt fait de rejoindre la place du marché tout en évitant soigneusement le secteur de Tabor. Après avoir observé quelques étals, elle jeta son dévolu sur l’un des plus grands. Un vendeur de légumes s'y affairait telle une poule sans tête, parvenant difficilement à satisfaire ses très nombreux clients. Il avait à peine le temps d'en servir un que deux autres survenaient, jaugeant la marchandise, l'assaillant de questions. Elle se dit qu'avec un tel débit, ses caisses devaient être bien pleines. Lors des rares instants où le flot des badauds lui laissait un peu de répit, il transférait les pièces amassées dans la poche de son tablier vers un coffre de bois posé sur le sol, derrière son négoce. Il l’avait fait trois fois depuis qu’elle l’observait et elle aurait juré qu'une fois au moins, il avait omis de cadenasser le coffre. Peut-être aurait-elle sa chance, pensa-t-elle.
Les chalands affluaient à nouveau, elle en profita pour soulever le drap qui recouvrait l'étal jusqu’au sol et se glissa dessous. Elle demeura immobile, osant à peine respirer. L’homme s’approcha du coffre et par la même occasion de sa piètre cachette. Il était si proche d’elle qu’elle aurait pu toucher son genou. Son coeur battait la chamade. Les pièces tintèrent en tombant dans le coffre. L’instant d’après, elle entendit le cliquetis caractéristique du cadenas. Raté !
Mais elle patienta encore, si longtemps que ses genoux commençaient à s’ankyloser. Elle aurait tout donné pour pouvoir étendre ses jambes. Le négociant s’approcha une nouvelle fois du coffre, les drachs tintèrent à nouveau mais l’une d’elle chut au sol et vint rouler à une paume à peine de Fille. La peur déploya ses ailes sur ses frêles épaules quand elle entendit l'homme jurer et qu'elle comprit qu'il allait la ramasser. Le coeur de la petite voleuse bondit dans sa poitrine. L’homme se baissa au point que, durant un bref instant, elle distingua l’extrémité de sa barbe. Elle se fit aussi petite qu’elle le pouvait et esquissa un mouvement de recul quand le marchand fut à deux doigts de la toucher. Mais il ramasa sa pièce et la glissa dans sa poche. Déjà, les clients le houspillaient. Fille retint sa respiration.
Il n’avait pas refermé le coffre.
***
Elle s’éloigna en trottinant, estomaquée par son culot. Elle n’avait pris qu’une poignée de pièces, n’osant tenter le diable plus encore. Elle ne voulait pas prendre plus que nécessaire. Si cela se trouvait, le marchand n’y verrait que du feu. Une fois éloignée du lieu de son forfait, elle se cacha sous une charrette et entreprit de compter son butin. Vingt-sept Drachs. Cela devait suffire. Il faudrait bien que cela suffise.
Lorsqu’elle se présenta à la maison au dragon, une marâtre tenta de la chasser, mais une voix s'éleva, juste derrière la grosse dame.
— Laisse-la entrer Martha !
Par dessus l'épaule de la femme, Fille reconnut le visage avenant du Maître-Encreur. Elle le suivit à l’intérieur, en rasant les murs.
— Ainsi donc tu t’es décidée ? s'enquit le tatoueur.
Sans dire mot, elle sortit une plaquette suspendue à une lanière de cuir sous sa tunique. L’homme contempla l'objet, intrigué, jaugea la matière inconnue, examina les deux étranges caractères.
— Où as-tu volé ça ?
— Je ne l’ai pas volé, c’est à moi !
Farouche, elle arracha la plaque des mains du Maître.
— Bon, c’est ton affaire. Est-ce là le motif que tu as choisi ?
Elle opina du chef.
— Ça te fera trente-cinq drachs. Et on paye avant.
Elle tiqua, déposa les pièces sur la table et lui lança :
— Vingt-sept. Je n’en ai pas une de plus.
— Va pour vingt-sept. Tu es dure en affaire. Et où le voudrais-tu ?
— Heu … je n’en sais rien.
— Petite, si tu ne le sais pas, moi non plus.
— Où les guerriers le font-ils ?
— Le plus souvent sur les bras.
— Je … je voudrais que ce soit un secret.
— Alors oublie les bras. Il y a le haut de l’épaule, mais ça c’est pour les catins. Je pourrais aussi te le faire à un endroit très très secret, mais laissons ça aux courtisanes.
Devant son air perdu, il ajouta :
— Je ne vois que deux options … soit je te rase la tête et on le fait sur ton crâne … mais c’est encore plus douloureux …
Devant son air effrayé, il sourit et l’attira à lui. Doucement, il la fit tourner sur elle-même puis soulèva sa tunique. Elle bondit pour s’écarter.
— N’aie pas peur … ou préfères-tu que je te rase la tête ?
Elle s’approcha timidement, toute effarouchée. Il la retourna à nouveau. Souleva délicatement sa tunique jusqu’au milieu du dos, posa un doigt au creux de ses reins.
— Que dirais-tu d’ici, juste en bas du dos ?
— Je préfèrerais plus haut.
Sa voix était mal assurée.
— Là ?
Il posa son doigt sur le haut de l'épaule.
— Tu sais que c'est là que l'on marque les filles de petite vertu ? ajouta-t-il.
Elle ne répondit pas, aussi finit-il par trancher.
— Bien, je vais te le faire là, mais de l'autre côté et juste un peu plus bas. Sur l'omoplate.
***
L’homme contempla son oeuvre, satisfait, puis la lui montra au moyen d'un jeu de miroirs. ll lui expliqua que les rougeurs allaient persister un moment mais que demain déjà, elle n’aurait plus mal.
— Je n'ai pas mal, crâna-t-elle.
— Allons, je t'ai sentie te raidir par moments et t'ai même vue serrer les dents. Mais tu as été courageuse. Certains guerriers geignent comme des donzelles pour bien moins.
Elle ne répondit pas, fixant l'image que lui renvoyait le miroir, impassible.
— Il ne te plait pas ?
L'encrage, d'un bleu profond et régulier, était parfait, remarquable de précision.
— Ce n'est pas trop grand ?
Il s'esclaffa.
— Même si cétait le cas, je ne pourrais plus rien y faire. Mais sois tranquille, il est parfaitement proportionné.
Les deux caractères s'étalaient chacun sur une surface équivalente à la paume d'une main. L'homme lui tendit une petite fiole.
— Tiens. C'est cadeau. Tu appliqueras cet onguent ce soir, puis demain matin et encore demain soir.
Elle s'empara du flacon et sans dire un mot, se dirigea vers la sortie. Sitôt dans la rue, elle s’enfuit en courant.
Annotations
Versions