Abîme
Deux jours déjà qu’ils étaient en route et Fille n’avait toujours pas pipé mot. Elle restait prostrée, enroulée dans sa couverture à l’arrière de la charrette. Tabor était entièrement démuni. Il avait tout essayé : la douceur, la persuasion, le silence. Mais son âme déchirée ne lui montrait pas le chemin, la petite refusait même de croiser son regard. Elle ne mangeait plus, acceptant à peine de téter quelques gouttes à la gourde qu’il lui tendait de temps à autre. Si cela continuait, il devrait la nourrir de force. Des larmes coulèrent à nouveau sur ses joues. Il avait tant pleuré depuis deux jours que son cœur était devenu sec et décharné. La colère des premières heures s’était muée en un mélange de détresse sans nom, de culpabilité et de résignation.
***
Ils venaient de bivouaquer à une lieue à l’écart de la route, c’était au matin du quatrième jour. Contre toute attente, alors que Tabor dégustait un bol de grains mêlés de lait et d’un peu de miel, Fille émergea de sa tanière. Emmitouflée dans sa courtepointe, elle lui arracha le bol des mains et dévora son contenu avec tant de sauvagerie que la mixture lui coulait sous le menton.
Une fois le bol vide, elle le lui tendit et ne prononça que deux mots.
— Du pain !
Il lui en coupa une belle tranche. La miche n’était plus très fraîche mais il la badigeonna d’une bonne dose de miel. Assise face à lui en tailleur, elle le regardait faire, immobile. Son regard noir lui transperçait l’âme, il n’osait prononcer le moindre mot, heureux qu’il était de la voir revenir à la vie. Il lui tendit le pain miellé.
Elle dévora la tartine sans le quitter des yeux. Quand elle eut terminé, elle se lécha les doigts pour ne rien perdre du nectar sucré, tout en continuant à le fixer.
— J’voulais pas aller à la ville. J’voulais pas !
Le coeur de Tabor se serra si fort qu’il eut l’impression que le sol allait l’engloutir. Il n’osa rien dire. Fille se leva et sans rien ajouter, remonta dans la charrette pour s’installer à l’arrière. Elle n’eut pas le temps de voir les larmes couler sur les joues de l’homme.
Evitant les villages et bivouaquant chaque nuit bien à l’écart de la route, ils prirent du retard.
Au matin du sixième jour, alors que le soleil était déjà haut dans le ciel, Tabor entendit Fille remuer à l’arrière. Elle vint s’assoir sur le banc à côté de lui. Depuis le petit déjeuner du troisième jour, elle n’avait plus reparlé. Au moins daignait-elle s’alimenter.
Elle ne fût pas plus loquace assise à ses côtés. Mais au bout d’un temps, elle se rapprocha, se colla contre lui et posa sa tête contre son épaule. Il passa un bras autour des siennes, tenant les renes de sa main libre. Ils restèrent ainsi enlacés. Tabor laissa les chevaux aller à leur rythme tranquille, il souhaitait que cet instant dure longtemps et repoussa la pause jusqu’à fin d’après-midi. Il espérait arriver en soirée mais décida de bivouaquer une dernière fois pour prolonger l’instant fragile. Alors qu’il quittait la route en quête d’un emplacement décent, toujours blottie contre lui, elle murmura.
— Pardon Père.
Submergé par l’émotion, il pleura à nouveau, puis lui embrassa les cheveux et le front.
— Il n’y a rien à pardonner ma Chérie.
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