Fureur
Ils rejoignirent la petite ferme dès le lendemain, juste avant que le soleil n’atteigne son zénith. La maisonnette était telle qu’ils l’avaient laissée. Perdue au milieu de la clairière et baignée par la lumière crue du milieu de journée, elle respirait la quiétude. Fille s’y précipita, négligeant d’aider Tabor qui, de bonne grâce, s’activa à décharger seul la charrette. Plus des deux tiers des marchandises ayant été vendues, cela ne lui prit pas bien longtemps. Il pourrait toujours vendre ou troquer le surplus au hameau, ou demander à Thug de s’en charger pour lui.
Il en était là dans ses pensées quand la petite ressortit.
— Père … es-tu un guerrier ?
— Non, Fille, je suis un paysan. Un paysan amoureux des livres.
— Mais Père, il ne t’a fallu qu’un instant pour estourbir ces deux soldats. Tu manies l’épée aussi sûrement que la houe ou la faulx.
Il soupira. Il aurait aimé oublier son passé. Il ne tirait aucune gloire d’avoir cueilli autant de vies.
— J’ai manié l’épée dans une autre vie, Fille. Une vie que j’ai depuis longtemps enterrée.
— Apprends-moi ! Apprends-moi à manier l’épée !
— Il n’en est pas question. Ta meilleure arme, c’est celle que tu as entre les deux oreilles. Le fer ne t’apportera que la désolation.
Elle s’emportait.
— Si tu me l'avais appris plus tôt, j'aurais pu me défendre ! s'écria-t-elle.
Le sang de Tabor ne fit qu'un tour. Il explosa :
— Petite sotte ! Si je t'avais appris à te servir d'une arme, tu serais morte à l'heure qu'il est !
Il s’en voulut de s’être emporté, mais il savait qu’il avait raison. Si la petite avait tenté de tirer l’épée face à ces rustres, sa tête aurait roulé au sol avant même qu’elle ne se soit mise en garde. Mais Fille n’en avait cure et tandis qu’il achèvait sa tâche, elle alla quérir son jouet de bois, une petite épée qu'il lui avait confectionnée l'hiver précédent. Elle entreprit alors de rouer de coups aussi hargneux que maladroits les arbres alentour.
***
Le lendemain, il décida d’amener la jeune fille au hameau. Tabor était dépassé. Il fallait absolument qu’il la fasse examiner par Circé La Guérisseuse. Seule une femme pouvait traiter des affaires de femmes. Il en profiterait pour aller voir Thug et s’entretenir avec lui de l’écoulement du reste de ses marchandises.
Constituée d’une bonne vingtaine de maisons rassemblées autour d'une rivière, Irig’durf était plus une petite communauté qu’un village. Le hameau était situé à deux lieues de la route, à laquelle il était relié par un chemin à peine praticable en carriole et qui, d’ailleurs, finissait en cul-de-sac à hauteur des dernières maisons. Nulle sente ne jouxtait la rivière quand on tentait de la remonter vers l’amont, vers la ferme de Tabor. Cet isolement extrême y rendait la vie âpre, mais en contrepartie, le village jouissait d’une réelle quiétude. Les voyageurs y étaient rares, les importuns inexistants.
Sans enthousiasme, Fille accepta d’aller voir Circé. Il y a quelques semaines encore, elle aurait sauté de joie à l’idée de revoir la vieille dame et ses potions, ses plantes et ses fleurs. Avec ses cheveux gris coiffés en deux nattes interminables et ses yeux azur, la guérisseuse respirait la bienveillance et la sérénité. Elle avait dû être très belle par le passé. Fille soupçonnait d’ailleurs Tabor de la trouver encore très à son goût. Il ne ratait jamais une occasion de lui rendre visite. Parfois, elle les invitait à partager son repas et la jeune fille les écoutait avec ravissement raconter leurs souvenirs communs qui tous, tournaient autour d’elle. Ses premiers pas, ses premiers mots, ses espiègleries. Il y avait de cela une bonne douzaine de révolutions, c'était vers Circé que Tabor s’était tourné quand le destin lui avait confié ce bébé à peine sevré. Depuis lors, elle faisait office de référent féminin pour la petite.
Lorsqu’elle vint leur ouvrir, son visage s’illumina.
— Mais quelle excellente surprise !
Très vite, Circé comprit au visage grave de Tabor et au regard absent de la jeune fille que quelque chose n'allait pas. Elle envoya la petite dire bonjour au chien et aborda Tabor à voix basse.
En deux mots ce dernier la mit au courant. Il put lire toute la détresse du monde et une infinie compassion dans les yeux bleus de son amie.
— Va ! Va rejoindre Thug et repasse ici après ! Mais prends ton temps, ça risque de durer un moment.
***
Ce ne fut qu’en fin de matinée que Tabor réapparut. Circé était assise sur un banc hors de la masure, Fille jouait avec le chien à quelque distance de là. Tabor s’assit à côté de la guérisseuse, appréhendant déjà la conversation.
— Elle ne m’a que très peu parlé. Elle accepte juste de répondre aux questions, de manière très laconique. Elle ne m'a pas laissé l’examiner. Le traumatisme est encore bien trop présent.
Tabor prit sa tête entre ses mains, tandis que Circé poursuivait, cherchant les mots justes.
— Je ... je ne voudrais point te donner de faux espoirs. Mais le pire lui a peut-être été épargné.
Il releva butalement la tête.
— Que veux-tu dire ?
— Je ne pense pas qu'elle ait été ... souillée. Si je me fie à ses dires, l'homme ne serait pas parvenu à ses fins. Je n'ai pas osé trop insister.
— Elle est pourtant si tourmentée.
— On le serait à moins, fit Circé en posant sa main sur celle de l'homme. On l'a touchée, violentée, elle t'a vu décapiter cet homme.
Elle ajouta, à voix basse.
— Et elle en a occis elle même un autre.
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