La fugue

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Elle tournait et se retournait dans son lit, peinant à trouver le sommeil. Ces caractères signifiaient quelque chose, elle en était sûre maintenant ! Il lui fallait aller en ville, si quelqu’un pouvait l’aider à résoudre l’énigme de ses origines, c’était là qu’elle le trouverait. Ou ailleurs, mais pas ici, à l’écart de tout. Quelle sotte ! Elle avait laissé partir ce garçon sans même lui demander son nom. Elle ne connaissait que son prénom. Mais même à Saad-Ohm, il ne devait pas y avoir pléthore de forgerons. Elle devait pouvoir le retrouver. Sa décision était prise, elle irait en ville. Seule. Tabor n'allait pas aimer, peut-être vallait-il mieux qu’il l’ignore.

***

Rejoindre Saad-Ohm s'avéra plus ardu qu'elle ne l'avait escompté. Elle n’avait pas osé confier à Tabor sa destination, persuadée qu’il refuserait. Aussi avait-elle prétexté une petite expédition dans les montagnes au nord, arguant du retour des beaux jours. Elle avait besoin de bouger, et en profiterait pour chasser. Tabor ne s’était pas laissé facilement convaincre, mais Fille courrait la forêt alentour depuis ses deux lustres (1), elle en avait trois maintenant. Tabor devrait bien omprendre qu’il ne la retiendrait pas éternellement, pensait-elle. L'idée de la savoir seule à l'extérieur pendant des jours ne l'enthousiasmait pas, mais il avait fini par accepter quand elle l'eut convaincu qu'elle connaissait la forêt et la montagne mieux que quiconque. Cette escapade sauvage ne pourrait que parfaire son entraînement, avait-elle insisté. Il lui avait laissé Solstice, leur cheval le moins cagneux. Elle avait bien tenté de protester, ne voulant pas le déposséder d'un si précieux outil de travail, mais à trop insister, elle aurait risqué d'éveiller des soupçons. Au moins Solstice n'était-il pas le plus âpre aux tâches champêtres. Ses deux compagnons, de solides bêtes de trait, auraient manqué plus encore à son fermier de père. Après avoir serré fort Tabor dans ses bras, Fille s’en était allée, n’emportant que son bâton, quelque nourriture et son arc. Un peu d’argent lui eut été bien utile, mais elle eut éveillé tout autant ses soupçons en en quémandant. Qui avait besoin d’argent dans ces montagnes désertiques ?

Elle se mit en route vers le nord-est, vers les monts noirs. Saad-Ohm était située à l'opposé, mais elle avait décidé de s'imposer un long détour afin de ne pas éveiller la méfiance de son père. Elle remontait le torrent gonflé par la fonte des neiges. Fille fronça les sourcils à la vue du débit. Elle comptait suivre le cours d'eau jusqu'au gué des lutins - c'était elle qui l'avait ainsi baptisé en raison des cairns placés des années avant par son mentor, dont les formes évoquaient à ses yeux d'enfant des lutins en ballade. À partir de cet endroit, le sentier jusque là herbeux montait droit vers l'amont et surtout, se faisait bien plus caillouteux, limitant d'autant les traces qu'elle aurait pu laisser derrière elle. Elle ne comptait pourtant pas le suivre.

Une fois sur place, Fille mit pied à terre. Elle descendit dans le lit du torrent. L'eau était glaciale, la sensation de froid était décuplée encore par la vitesse du débit. Elle en avait jusqu'à la taille. Le froid mordant l'inquiétait moins que le fond instable et glissant, il lui faudrait être prudente. Elle revint chercher Solstice, et dut déployer des trésors de persuasion pour le faire entrer dans l'eau. L'animal manifesta son mécontentement en s'ébrouant et en hénissant bruyamment. Elle ouvrit la marche, tirant sa monture par la longe, et redescendit lentement la rivière.

Bien qu'elle eut initialement prévu de progresser ainsi durant une lieue, elle dut déchanter bien avant d'en avoir parcouru la moitié. Elle ne sentait plus ses pieds et son cheval se faisait de plus en plus nerveux. Elle avisa une berge et pris pied sur la rive opposée. Elle ne remonta pas en selle, continuant de choisir minutieusement le cheminement qui s'imposait. Fille se dirigeait maintenant vers le couchant, s'éloignant à dessein du lit de la rivière et de la végétation dense qui la bordait. Elle laisserait moins de traces en terrain ouvert, pensait-elle. Même si Tabor ne l'attendait pas avant une demi-lune, si l'escapade venait à s'éterniser, il viendrait probablement à s'inquiéter et serait bien capable de partir à sa recherche. Son coeur se serra. Elle partait comme une voleuse. Elle cligna des yeux, éblouie par une éclaircie. Le soleil déclinait déjà. Les multiples précautions dont elle s'entourait lui coûtaient un temps fou. À ce rythme, elle dresserait son premier bivouac à moins d'une lieue du hameau. Elle eut une pensée pour Circé. Elle non plus, elle n'avait pas prévu de passer la saluer. Un instant, la perspective d'abuser de son hospitalité pour la nuit la tenta, mais Circé ne manquerait pas de l'interroger et de la dissuader de mettre à bien ses projets. Au mieux, pourrait-elle lui servir le même mensonge qu'à Tabor, mais comment expliquer alors le crochet par le hameau ? Elle pesta, tout ça était bien compliqué ! Elle n'était plus une enfant, certaines jeunes filles étaient déjà mariées à son âge ! La nuit tombait, elle décida d'encore s'éloigner avant de s'accorder un peu de repos.

Notes :
(1) lustre : unité de mesure du temps. Un lustre vaut cinq révolutions, soit cinq années.
Un demi lustre sépare les deux visites de Fille à la ville, elle avait environ treize ans lors de son premier passage, elle en a maintenant quinze. Pour rappel, son âge exact n'est pas précisément connu (voir le chapitre 2, "Tabor").

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