La chrysalide et le papillon
— Et tu pensais vraiment retrouver ton… comment s’appelle-t-il déjà ? Gunar ? Tu pensais le retrouver dans cette ville grouillante de monde ?
Affamée, Fille se délectait du bol de lait, du pain et du beurre frais.
— J’ai son prénom et son métier, je pensais y arriver.
— Tu n’es qu’une petite sotte. Il y a encore plus de forgerons à l’extérieur de la ville qu’intramuros. Tu devras courir la campagne pendant des jours. Et même si la tâche ne me paraît pas impossible, qui te dit qu’il est vraiment apprenti forgeron ? Il a très bien pu te mentir.
Fille reposa son bol, décontenancée. C’était une possibilité qu’elle n’avait pas envisagée. Mais pourquoi lui aurait-il menti ? Le Maître-Encreur n’avait peut-être pas tort. Après tout, il était déjà bien étrange que Gunar fût envoyé aussi loin de la ville pour une mission d’apparence banale. Et selon ses propres dires, il allait y retourner bredouille. Avait-il des raisons de lui cacher le véritable objet de son voyage ? Ou même de la tromper sur son identité ? Et si même son prénom avait été inventé ?
Le Maître-Encreur leva les yeux au ciel.
— L’Amour rend idiot, fit-il.
La jeune fille s’offusqua :
— Cela n’a rien à voir avec l’amour. Ce garçon ne m’intéresse pas.
Il rit.
— C’est pour ça que tu as chevauché trois jours et en as passé quatre autres à dormir sous les porches ? Parce qu’il ne t’intéresse pas ?
Il la fixait, moqueur. Fille décida alors de tout lui raconter. Le tatouage. La plaquette. Ses parents. Ce jeune garçon persuadé qu’il pourrait s’agir d’une langue ancienne. Tabor n’approuverait pas du tout qu'elle se confie ainsi à un presqu'inconnu, mais quelle autre option avaitt-elle ?
— Tu cherches une aiguille dans une botte de foin.
Tous deux restèrent silencieux. Lorsqu’un papillon vint se poser sur le bol de lait, Fille tenta de l'attirer sur son doigt, sans succès.
— C’est peut être bien une possible solution, murmura son hôte.
— Quoi donc ?
— Le papillon.
Devant son air décontenancé, il ajouta en souriant :
— Si tu tentes de l’attraper, il t’échappe. Pense à tous ces enfants qui leur courent après, le plus souvent sans succès. Mais s'ils se couchent dans l’herbe verte et n’y pensent plus, les enfants se réveillent couverts de papillons …
— Je ne comprends pas.
— C’est pourtant simple. Tu cherches un jeune homme dont tu ne sais presque rien en espérant remonter vers un hypothétique ami de son Maître, ce uniquement parce qu’il pense avoir vu chez celui-ci des caractères analogues aux tiens. Même si tu le trouves, qui te dit que cet « ami de son ami » y comprendra quoi que ce soit, et même si c’était le cas, qu’il voudra t’aider ? Tu essayes d’attraper le papillon.
Fille affichait toujours son air sceptique.
— Couche-toi dans l’herbe verte, et laisse les papillons te tourner autour. L’un d’eux finira bien par se poser.
— Je n’y comprends rien ! Que voulez-vous dire ?
— Regarde-toi. On dirait une mendiante. Cesse donc de courir les rues de la ville en essayant d'attraper des papillons qui de toute manière ne s'intéressent pas à toi. Pose-toi ! Est-ce ton Gunar, que tu cherches, ou quelqu'un qui puisse t'en dire plus sur ces mystérieux caractères ?
Elle ne répondit pas, aussi enchaîna-t-il :
— Ton Gunar n'a pu t'éclairer à leur sujet, penses-tu que son maître le pourra ? Il ne sait probablement pas non plus lire notre propre langue. Je doute qu'un forgeron te soit plus utile qu'un sage, voire qu'un alchimiste.
Fille se raidit.
— Des sages, il en reste bien peu, il se dit d'ailleurs que certains auraient été brûlés avec leurs livres. Quant aux alchimistes, ça n'existe pas !
— Allons donc, ne connais-tu donc pas encore le pouvoir d'attraction de l'interdit ? Il suffit de persécuter une communauté pour la renforcer. Et crois bien que si nos têtes couronnées redoublent d'efforts pour maintenir le peuple dans l'ignorance, elles savent s'entourer de fort doctes personnages, savants, médecins ou alchimistes, dont elles ont par ailleurs grand besoin.
— Et où les trouverais-je ?
— En toute honnêteté, je n'en sais fichtre rien. Je suis un artiste et ne les intéresse donc en rien. Mais ce dont je suis sûr, c'est que tu ne les dénicheras pas au détour d'une rue ou dans une forge.
— C'est sans issue alors. Ne me reste qu'à espérer retrouver Gunar. Au moins, ce serait un début de piste.
— Tu peux aussi t'intégrer dans la vie sociale de la ville. Voir du monde. Laisser les papillons s'approcher. Et voir ce qui adviendra.
Devant l'air perdu de la jeune fille, il poursuivit :
— Procède comme tu voudras. Si tu préfères courir les rues de la ville, libre à toi. Je peux t'héberger quelques jours s'il le faut. Mais si tu optes pour mon plan, je te servirai de chaperon. Tu m’accompagneras durant mes déplacements, tu partageras ma vie sociale. Cela te permettra déjà de croiser bien du monde.
Fille ne dit rien. Les pensées s’enchaînaient à pleine vitesse dans sa tête. Elle trouvait l'offre trop belle pour être vraie, et s'en ouvrit à mots choisis à son hôte.
— Je ne suis pas un philanthrope et j'ai la réputation d'être dur en affaires. Mon offre est intéressée. Pour paiement de ton séjour, je me contenterai de ton labeur. Tu aideras Martha à tenir ma maison mais surtout, tu m’assisteras dans mon travail. Tu tombes en quelque sorte à pic.
***
C’était bon de dormir dans un vrai lit.
Lorsqu’elle se lèva, le Maître-Encreur était déjà dans son atelier, en grande conversation avec ce qui devait être un futur client. Elle passa à pas de loup devant son atelier pour rejoindre la pièce à vivre. Elle profita du fromage et du pain qu’il avait laissé bien en évidence sur la table, avec un grand bol de lait encore tiède. Le maître-encreur ne devait pas non plus être levé depuis bien longtemps. Elle prit tout son temps pour se sustenter et siroter le blanc nectar, qui lui rappela celui que Circé se plaisait à lui servir. Circé. Tabor. La culpabilité l'accabla sans prévenir, gâchant d'un coup ce beau début de matinée. En outre, cela faisait maintenant près d'une demi lune qu’elle ne s’était plus sérieusement entraînée. Qu'en aurait pensé son mentor ?
Son hôte fit irruption sans prévenir.
— Bien le bonjour Dame marmotte !
Hilare, il vint s’assoir face à elle.
— J’ai bien dormi, fait-elle, contrite.
— Et bien mangé ! ajouta-t-il.
Devant son air désolé, il rit à nouveau.
— Mange donc petit oiseau … et dors tout ton saoul. Mais dès que ce sera fait, tu me rangeras tout ça et nettoieras l’atelier à l’eau. Je te montrerai comment procéder pour la table et les outils, il faut bien respecter la procédure.
— Comment … comment dois-je vous appeler ? Je ne connais pas votre nom.
— Je ne connais pas le tien non plus.
— Si, moi je suis « Fille ».
— Ce n’est pas un nom, mais va pour « Fille ». Dans ce cas, tu m’appelleras « Maître ». Après tout, c’est ce que je suis censé être pour toi. Tu connaîtras mon nom quand je connaitrai le tien.
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