Angoisse.
Mise à jour du 25 janvier 2024 : quelques modifications, cosmétiques uniquement, et touchant essentiellement à la cohérence des temps.
Une demi-lune maintenant qu'il battait la campagne, la forêt et la montagne à la recherche de Fille. Tabor ne savait que penser. En commençant ses recherches une dizaine de jours après qu'elle ait quitté la ferme pour sa soi-disant retraite, il avait craint de retrouver son corps dévoré par une bête sauvage ou écrasé au fond d'un ravin. Mais de corps, il n'y avait trace. Ni de la jeune fille, ni de son vieux canasson. Il n'avait en fait rien trouvé qui lui eût donné à penser qu'elle ait pu passer quelques jours dans la forêt ou dans la montagne. Rien ! Pas une trace de feu, pas un abri ou ses vestiges, pas même d'étron ou de crottin de cheval. Il devait se rendre à l'évidence : ce jour là, en partant, elle n'avait pas pour plan d'aller chasser dans les montagnes. C'était une bonne nouvelle en ce sens qu'elle était probablement quelque part, vivante. Mais cela lui serrait le cœur de constater qu'elle était partie en lui mentant.
Une fois rentré, il prit toute la mesure de la place qu'avait prise la jeune fille dans sa vie. La solitude lui pesait, désormais. Plus de rire joyeux, plus de repas festif autour d'un ragoût de lapin attrapé seulement quelques heures plus tôt, plus de discussion à bâton rompu sur telle oeuvre ou tel philosophe, plus d'explosion de joie commune quand elle courrait plus vite qu'elle ne l'avait jamais fait la distance qui les séparait du hameau, plus de regard triomphal et fier quand elle lui avait avoué qu'elle avait demandé à Circé de cuire les œuf durs afin de ne pas risquer de les casser en rentrant.
Plus rien que la maison, vide et silencieuse. Tiens, Circé justement. Demain, il irait la voir. Elle s'inquiètait aussi beaucoup pour Fille.
***
— Toujours rien ?
— Toujours rien.
La guérisseuse soupira. Ses beaux yeux gris exprimaient toute son inquiétude et sa compassion à l'égard de Tabor. Elle prit sa main dans les siennes, la serra fort.
— Il ne faut pas perdre espoir, murmura-t-elle.
— J'ai décidé de cesser les recherches.
Émue, Circé lâcha sa main et se leva pour se donner une contenance. Tout en lui tounant le dos, elle s'affaira à préparer une tisane. Tabor ne devait pas voir ses yeux embués, il avait déjà bien assez de peine comme ça.
— J'ai décidé d'arrêter les recherches, en tous cas ici dans la forêt et dans la montagne, car j'en suis arrivé à la conclusion qu'il ne lui est rien arrivé de grave. Je crois qu'elle est juste ... partie.
— Partie ?
Il lui expliqua sa théorie. Dès le début, il s'était fourvoyé en la pensant blessée, perdue ou morte peut-être. Elle n'aurait pas pu vivre ou survivre dans la forêt avec un cheval sans laisser aucune trace. La seule explication logique, c'était qu'elle s'en soit allée. Partie.
— Sans rien dire ?
— Oui. Et c'est ça qui fait mal.
Circé baissa la tête. Elle laissa planer un silence avant d'ajouter dans un souffle :
— Mais elle est probablement vivante, alors.
Tabor ajouta, abattu :
— Vivante sûrement. Mais pour elle, nous sommes morts. Elle fait en tous cas bien peu de cas de nous et de notre affection.
La guérisseuse revint avec les deux gobelets fumants, en posa un devant son invité.
— Tu vas peut-être un peu vite en besogne, fit-elle.
— Comment pourrait-il en être autrement ? Elle s'enfuit comme une voleuse, sur base d'un mensonge en prétextant une retraite dans les montagnes. Quelle ingratitude !
La colère prenait le dessus sur le chagrin. Ce n'était pas un mal, pensa la femme. Elle marqua encore un silence.
— Si elle te l'avait demandé, l'aurais-tu laissée partir ?
— Là n'est pas la question !
— C'est peut-être une partie de l'explication. Car ta réponse évasive est déjà un aveu.
— C'est une enfant ! Où voulais-tu donc qu'elle aille ? Je l'aurais laissée partir quand elle aurait été en âge de le faire !
La voix de Circé se fit plus douce encore, comme pour contrebalancer toute la hargne qui s'était emparée du vieux guerrier.
— Ce n'est plus une enfant. C'est déjà presqu'une femme, comme le lui ont fait comprendre ces brutes à Saad-Ohm. La petite était déjà sauvage et farouche. Cette horreur n'a rien arrangé. Je l'ai sentie se replier sur elle-même. Sous ses dehors enjoués, elle me paraissait tourmentée, ces derniers temps. Comme ... obsédée. Par quoi, je ne saurais dire.
Tabor fulminait. Il cesserait de perdre son temps à errer dans la montagne, certes, mais il n'abandonnerait pas ! Il retournerait ciel et terre s'il le fallait, il irait la chercher jusqu'au confins du royaume, mais il comptait bien la ramener. Et il la ramènerait ! Circé continua, de sa voix douce.
— Tu es en train de lui donner raison.
Il frappa du poing sur la table, manquant renverser sa tasse qui dans un sursaut, laissa échapper un peu du chaud liquide. Il savait que Circé disait juste. Résigné, il murmura entre ses dents :
— Mais que faire alors ? Rester là, sans bouger ?
— Tu as deux options : soit tu te lances à sa recherche, dans ce royaume si vaste qu'il faut dix lunes à un jeune et vigoureux voyageur pour le traverser, soit tu attends qu'elle revienne. Dans le premier cas, je ne suis pas certaine qu'elle accepte de te suivre.
— Et donc je devrais m'en remettre à son bon vouloir et attendre ? fit Tabor, sceptique.
— Je ne puis te dire pourquoi, mais j'ai l'intime conviction qu'un jour ou l'autre, elle reviendra.
— Pourquoi le ferait-elle ?
— Pour toi. Pour elle. Pour être en paix. Ou même pour que tu l'aides. Tu lui as raconté tout ce que tu savais sur ses origines, quelque chose a pu t'échapper qui, à la lumière de ce qu'elle aura découvert elle, ferait peut-être sens. Mais elle reviendra.
Quand son vieil ami l'eut quittée, Circé pria pour qu'elle ne se soit pas fourvoyée. Mais quel choix avait-elle ? Une existence sans espoir n'était pas une vie. Puisse l'espérance adoucir un tant soit peu le crépuscule de celle du vieux guerrier, pensa-t-elle.
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