Conseil de Guerre
La salle du conseil réunissait le Légat, le Commandeur de l’Armée de l’Ouest, le Grand Intendant Jöl Aegirson ainsi que Tamir Joolaï, le conseiller politique du Légat. Ce dernier avait décidé de ne réunir que le Khern, le Conseil réduit. Il ne voulait pas prendre le risque de divulguer des informations qui auraient tôt fait d’alimenter les rumeurs les plus alarmistes. Ronan attira l’attention de la petite assistance sur la confidentialité qui entourait ce conciliabule, avant de céder la parole à Khaleb qui se lança dans le récit succinct de leur dernière campagne, aux confins du royaume. Sa conclusion était très claire.
— Les troubles ne sont que la partie visible de la tempête qui couve. Le meneur que nous avons exécuté n’était clairement qu’une marionnette.
L’Intendant l’interrompit :
— Que voulez-vous dire ? Allez jusqu’au bout de votre pensée, Général.
— J’en dis que si la pression des taxes a pu pousser quelques gueux à exprimer leur mécontentement, je ne pense pas qu’elle soit suffisante pour expliquer que des paysans aillent jusqu’au sacrifice ultime pour défendre leur cause. À moins peut-être qu’ils ne soient encore plus affamés que nous ne le pensions.
Les trois hommes restaient suspendus à ses lèvres, silencieux. L’officier enchaîna :
— Deux de mes espions m’ont rapporté des faits qui me laissent à penser que les fauteurs de troubles pourraient être manipulés. Quelqu’un les utilise et les monte contre nous. Bien que je vous suive dans votre approche progressiste, Seigneur, je reste convaincu que dans le cas qui nous occupe, l'impôt n'est qu'un prétexte.
Tamir, le conseiller politique, intervint :
— Quelqu’un les mènerait par le bout du nez ? Mais qui donc ?
— Il me semble, Messire, que cette question relève de votre compétence. Qui donc aurait intérêt à nous nuire ?
Ronan vola au secours de son conseiller :
— Nous ne manquons pas d’ennemis, ou même de concurrents. Les Terres Sombres, étranglées par leur climat rude et austère, lorgnent depuis longtemps nos vastes terres arables. Le Légat d’Orient, lui, est si assoiffé de pouvoir qu’il se verrait volontiers prendre la place du Souverain. Il se dit même que depuis qu’il a engendré une descendance, il intrigue pour obtenir l’hérédité du titre.
— Au grand dam d'ailleurs du souverain, renchérit Tamir. C'est à lui que revient de nommer les légats. La transmission systématique du titre sur base de filiation ne manquerait pas d’affaiblir l'autorité du Roy.
— Roy qui en outre, voit d’un très mauvais oeil vos idées progressistes, Messire Ronan. Sans compter son entourage direct qui, chaque fois que le Souverain vous reçoit en audience, craint pour ses privilèges et son or, ajouta Khaleb.
Le Grand Intendant acquiesça tandis que le conseiller politique émettait une hypothèse plus folle encore en suggérant que, peut-être, la Fédération pourrait s'être mis en tête d’annexer l’Ordre au nom de principes humanistes. Ou plutôt, sous prétexte de principes humanistes. Le Général se montra cependant sceptique.
— La Fédération alimente les ragots de taverne et fait rêver les sans-dent. Connaissez-vous seulement quelqu'un qui y ait mis les pieds ? C’est un mythe, une illusion. Au mieux, un mensonge. L’herbe n’y est probablement pas aussi verte que ce que l’on se plaît à dire.
— Je me méfie moins d’une illusion sise par delà les océans que de nos prétendus alliés. Avec des amis comme ceux-là, on n'a pas besoin d’ennemi, murmura Ronan.
Il se tourna vers Khaleb.
— Que suggérez-vous donc, Général ?
— Envoyons nos espions à Aystirn Tawn. Nous avons déjà suffisamment d’hommes fiables à la capitale.
— Pourquoi les envoyer à Aystim Tawn, et pas à Shahr Shamal ? Les Terres Sombres m’inquiètent d’avantage que mon homologue d’Orient.
— Mais l’hiver y est déjà très engagé, mon Seigneur. Rejoindre Shahr Shamal dans de telles conditions est une entreprise hasardeuse.
— Nous parlons ici d’espions aguerris, Général, pas de colonnes de fantassins. Envoyez-les à Shahr Shamal. En sus d’Aystim Tawn.
— Bien mon Seigneur. Les espions sont une chose, mais il nous faudra aussi nous préparer au pire. L’hiver nous accorde un répit, mais dès les premiers beaux jours, l’Armée devra être pleinement mobilisée, en particulier dans les confins.
— Tout ceci va nous coûter bien cher, bougonna l’intendant.
***
— Vous m’avez l’air bien contrarié, mon Seigneur.
Layna et Ronan n’avaient que rarement l’occasion de dîner en tête à tête. Ils partageaient le plus souvent leur table avec l’un ou l’autre courtisan, parfois avec un notable. La Favorite prenait soin toutefois de leur ménager de temps à autre des instants d’intimité. C’était le cas ce soir.
— Je le suis. Il va me falloir prendre des décisions difficiles dans les temps à venir.
Était-ce le silence de sa concubine qui le poussait à poursuivre ? Toujours est-il que le Légat semblait faire bien peu de cas des recommandations que, quelques heures auparavant, il formulait à l’encontre de ses conseillers. Bien qu'il n'adhérat point à l'approche souvent radicale de Layna, Ronan reconnaissait à sa compagne une intelligence hors norme et une érudition rare. La confrontation avait au moins le mérite de défier le Légat dans ses certitudes et l'amenait parfois à changer d'angle d'attaque. Ce fut par le menu qu’il détailla à Dame Layna le contenu du conciliabule. Elle prit le temps de la réflexion avant de rebondir.
— De choix, il n’y a point. Vous devez mettre l’armée sur le pied de guerre, fût-ce au détriment de vos réformes en matière taxatoire. Les gueux n’ont de cesse de se plaindre. Ils se complaisent dans les jérémiades quand il s’agit de payer l’impôt.
— Ces « gueux » ma Dame, sont des paysans. Et ce sont ces paysans qui ont garni cette table de chapons, de pain et de soupe. Ce sont aussi eux qui la garniront demain. Et après-demain. Et le jour d’après encore. Jusqu'à ce qu’ils soient tous morts de faim.
— Ils vous suffit donc de les maintenir en vie un moment encore. Ils endureront bien quelques autres saisons de privations. Nul besoin d’encore alléger l’impôt.
Ronan frémit devant un tel cynisme. Encore heureux, pensa-t-il, qu’elle ne comptât point parmi les conseillers du Roy. Elle ne déparerait pas parmi tous ces vautours.
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