Compte-rendu
Des hautes fenêtres de la grande bâtisse, on pouvait constater que l'hiver était bien engagé. Les toits semblaient crouler sous la neige. En bas, dans la rue, il faisait presque nuit.
Bâtiments, chariots et marchandises, sous les voiles de l'ombre, semblaient flotter dans une brume grisâtre. La bise, à nouveau sifflait ses notes aigues, stridentes.
La neige tombait drue et épaisse, mêlée à un grésil qui vous déchirait la peau.
Une des rares patrouilles allait péniblement, à la lueur du falot porté par l'un des soldats. Ils progressaient courbés, luttant contre le vent cinglant et tentant de se protéger comme ils le pouvaient de la neige qui s'immiscait par les manches et la capuche de leur mantel. Bientôt, grâce aux dieux, leur calvaire se terminerait et ils pourraient regagner la salle des gardes.
Dans l’âtre d’une grande cheminée de granite, une bûche craqua et roula jusqu’aux chenets de bronze patinés.
Akhan rejoignit Seth, assis devant l’échiquier. Akhan jouait les blancs, Seth les rouges, et depuis les premiers tours, le disciple subissait la pression de son maître. Ce dernier s’était lancé dans une ouverture dont il avait le secret, combinant les actions d’un de ses chevaliers et d’un archer. Ils n'en étaient qu'au cinquième coup, et Seth avait déjà perdu un pion. Lassé d'attendre que son assistant daigne enfin jouer, le Maître d’armes engagea la conversation.
— Alors, comment se comporte la fille ?
— Elle progresse, Maître. Elle est douée.
— Mais encore ?
— Elle a d’étonnantes qualités physiques. Elle est capable de courir cinq lieues dans la neige sans jamais s’arrêter. Je n’ose imaginer ce dont elle serait capable sur un terrain sec.
— Courir, courir, c’est bien utile pour prendre la fuite mais moins lorsqu’il s’agit de tenir une épée.
Seth sourit. Il savait pertinemment que son maître le taquinait. C’était lui-même qui, par le passé, poussait son élève au bord de l’épuisement, arguant du fait que robustesse et endurance étaient les fondations sur lesquelles s’appuyait une bonne technique.
— C’est une excellente archère. À cinquante pas, je ne l’ai jamais vue rater sa cible, même lorsqu’il ventait. Elle compense d’instinct.
— À cinquante pas, on en est presqu’au corps à corps. C’est à cent pas qu’elle doit pouvoir tirer, et elle doit pouvoir décocher vite.
Décidément, le vieux grigou ne s’en laissait pas compter. Seth avança une tour, en même temps que son meilleur argument. Il savait qu'il ferait mouche auprès de son vénérable et exigeant Maître.
— Elle est supérieurement intelligente. Et probablement plus savante que je ne le serai jamais.
Silence.
Akhan jubila intérieurement. Dans trois coups, quatre au plus, il ferait tomber cette tour. Ainsi donc, si l'on s'en fiait à Seth, la gamine, non contente d’avoir le bras leste, en aurait aussi dans la tête. Intéressant. Il se garda pourtant de s’en ouvrir à son assistant. Il comprenait aussi pourquoi la petite intéressait à ce point la favorite. Les jeunes beautés pullulaient à Saad-Ohm et au château, en particulier parmi les esclaves de plaisir. Il en allait de même des bons escrimeurs. Mais les jeunes gens éclairés se faisaient de plus en plus rares, l’éducation se résumait à l’usage des armes ou des outils agricoles. Le Grand Bannissement avait eu raison des sages et des érudits et avait engendré une génération de gens simples et illettrés. Akhan imaginait très bien le potentiel d’une jeune femme qui combinerait toutes ces qualités. Tout comme le danger qu’elle pourrait représenter. Il comprenait mieux maintenant que Layna en ait fait sa protégée. La Concubine avait probablement une idée en tête, mais elle jouait clairement avec le feu.
— C’est bien. Un corps affûté et une technique sans faille ne sont rien sans une tête bien faite. Si elle est si docte, envoie-la moi donc un de ces jours, j’aimerais m’en rendre compte par moi-même. Est-elle assidue à tes cours ?
— Au-delà de ce que vous pouvez imaginer. Elle a soif d’apprendre et est curieuse de tout. Toutefois…
Seth hésita. Il venait tout juste de comprendre qu’il allait perdre sa tour.
— Toutefois ?
— Je ne sais si je dois m’en ouvrir à vous … il lui arrive d’arriver le matin, fort fatiguée. Je crains parfois pour sa santé, bien que de ce côté-là elle m’ait l’air robuste. Les frimas semblent n'avoir sur elle que bien peu d'effets.
Le Maître retint un sourire. Fatiguée ? Il aurait parié sa main droite qu’entre le bain vespéral et les services matinaux, il devait s’en passer de belles dans les appartements de la courtisane. Et quand on savait l’appétit vorace de cette dernière, nul doute que la petite n’ait point eu son compte de sommeil. Si en outre elle se levait avant matines… Akhan décida toutefois de garder ses soupçons pour lui. Inutile, pensait-il, d’éveiller chez son disciple des doutes qui n’avaient peut-être pas lieu d’être. D’autant que les rumeurs relatives aux frasques de Layna faisaient les gorges chaudes au château.
— Tu dois lui en parler. Le sommeil est la clé de la récupération.
Le Maître d’armes tendit la main. Une tour s’effondra. Il ajouta :
— Crois-tu qu’elle sera prête au printemps ?
— Je l’espère. C’est cependant folie que de l’engager dans cette joute. La fougue et la force mentale sont une chose, mais elles ne peuvent rien contre les lois de la nature. Elle devra affronter des adversaires parfois deux fois comme elle. Et bien plus expérimentés.
— Tu devras trouver un moyen de compenser ces faiblesses, la fille est vive et rapide. Elle maîtrise son bâton comme peu leur épée.
— La voilà bien avancée. Dans l’arène, elle n’aura que son épée, une hache ou une masse d’arme. Et son arc pour les épreuves de tir.
— Ah bon ? Et pourquoi donc ?
— Mais… parce que c’est l’usage.
— Au diable les coutumes. Rien n’est jamais figé.
Sur ce, le Maître s’empara d’un des chevaliers de son adversaire.
— Tu joues décidément de plus en plus mal.
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