Grosse fatigue.
Quand la petite esclave vint la tirer du sommeil, il fallut à Fille un temps certain avant de retrouver ses esprits. Elle était encore si épuisée qu’elle en avait la nausée. Cela faisait deux nuits qu’elle dormait très peu. Aujourd’hui encore, il lui semblait s’être endormie quelques instants seulement avant d’avoir été tirée du lit. Elle pestait contre sa Maîtresse et ses idées saugrenues. La nuit précédente, la Favorite avait invité deux esclaves de plaisir à venir les rejoindre dans sa couche. Fille voyait d’un très mauvais œil cette mâle intrusion dans ces moments magiques qu’elle partageait avec la Favorite. Si les deux hommes étaient bien bâtis et fort beaux, Fille avait comme la première fois refusé de prendre l’un d’eux entre ses cuisses. La seule idée d’être ainsi possédée la révulsait. Ou plutôt la terrorisait. Contrairement à leur première tentative, quelque temps auparavant, Layna en avait dans un premier temps pris ombrage, aussi Fille avait-elle accepté de mauvaise grâce de recevoir le plus jeune d’entre eux dans sa bouche. La Concubine l'y avait encouragée et lui avait prodigué moultes conseils, si bien que la jeune fille était parvenue à faire voyager le jeune homme par-delà le ciel, comme elle le faisait avec la Courtisane. Loin de voir s’éteindre ses ardeurs, cette dernière avait invité les deux esclaves à la rejoindre. Fille les avaient observés tous les trois, la boule au ventre. Layna paraissait si heureuse, et il avait semblé à la jeune servante que sa Maîtresse montait plus haut encore dans le firmament que sous l’effet de ses caresses à elle. La gourgandine avait crié si fort qu’au paroxysme de son vol, Fille avait craint de voir débarquer la garde. Mais les soldats devaient en avoir vu d'autres, et si les gémissements de leur Maîtresse n'avaient d'une certaine façon pas du manquer de les affoler, ils n'en avaient rien montré. Fille, elle, était si fatiguée que Layna lui avait donné son congé, restant seule avec ses deux jouets. Elle pourrait dormir tout son saoul, jusqu'au déjeuner si l'envie l'en prenait, mais Fille, elle, avait maintenant du se lever, se traîner jusqu’à la basse cour et prier pour que Seth soit en petite forme.
***
Elle traversa les couloirs déserts du château encore endormi, ne croisant que les gardes qui luttaient contre la fatigue des petites heures. Les plus difficiles, celles où la fatigue et le froid s'abattaient sur leurs épaules, telle une chappe de plomb. Elle se dit au passage que si un jour elle devait déjouer leur vigilance, elle le ferait à pareille heure. Quand elle déboucha dans la haute cour, le froid la saisit toute entière et s'immisça sous les plis de sa cape. Il faisait nuit noire, même la lune n'avait pas jugé utile de se lever. Elle pressa le pas. Si l'instant d'avant, elle était encore à demi endormie, la morsure glaciale l'avait maintenant bien réveillée. Elle traversa la haute cour. Pas le moindre signe de vie jusqu'à ce qu'un grincement lugubre ne vienne troubler le silence de mort. Seth était déjà là. Il exhalait une vapeur dense à chaque expiration, tout comme elle d'ailleurs.
— Il gèle à pierre fendre. Ne traînons pas, je ne sens déjà plus mes pieds ni mes mains, fit-il.
Elle enleva sa cape, se contracta sous l'effet du froid.
— Ne perdez donc pas de temps, Maître. Si nous ne démarrons pas céans, je n'aurai pas le courage de rester.
Mais déjà, le Maître d'armes s'était mis à courir. Elle lui emboita le pas. Les milliers d'aiguilles qui lui déchiraient la peau semblaient maintenant vouloir pénétrer partout, dans son nez, ses yeux, ses oreilles. Sa gorge. Fait rare, elle se surprit à grelotter.
Qu'est-ce qui m'arrive ?
Seth imprima dès le début un rythme infernal. Elle peinait à le suivre. Son crâne la faisait souffrir, ses doigts étaient gelés et surtout, surtout, il y avait cette immense lassitude. Elle voulait juste dormir. Se coucher et dormir.
Mais elle s'accrocha, tenta de suivre la cadence de son professeur. C'était peine perdue. Elle avait beau puiser dans ses réserves, ce dernier la distançait déjà de plus de cinquante pas, et l'écart grandissait à vue d'oeil.
***
Adossé au tréteau, Seth était maintenant inquiet. En arrivant, il pensait avoir distancé Fille de quelques belles longueurs. D’ordinaire, son élève s’accrochait et son professeur devait aller chercher le meilleur de lui-même pour la mettre en difficulté. Mais il avait maintenant très largement eu le temps de reprendre son souffle, et toujours point de Fille à l’horizon. Il lui était peut-être arrivé quelque chose ? Il se défit de sa cape et partit en marchant à sa rencontre. Il ne se souvenait plus vraiment de quand il avait cessé d’entendre sa jeune élève courir derrière lui. Il parcourut plusieurs centaines de pas, mais la neige fraîche ne portait toujours qu’une seule trace. La sienne. Seth se mit alors à courir, peut-être était-elle blessée ? Elle ne pouvait s’être perdue, ils avaient déjà parcouru ce chemin de nombreuses fois. Bientôt près d’une lieue. L’inquiétude lui tordait maintenant le ventre, il courut de plus belle en s’arrêtant tous les deux cent pas pour la héler, pour crier son nom, mais la neige ne lui renvoiyait qu’un silence cotonneux. Puis il la vit. Elle gisait au sol, recroquevillée. Combien de temps était-elle restée là, couchée dans la neige avec pour seule protection sa petite tunique ridicule ?
Il la redressa puis la secoua doucement. Elle entrouvrit les yeux, ils étaient vitreux. Puis d’une toute petite voix, comme dans un souffle :
— Maitre …
— Bon sang Fille ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
Il tenta de la relever et la soutint pour faire quelque pas, mais ses jambes ne la portaient plus. Alors il arracha une lanière de tissu à la fine tunique, en prenant soin de ne pas trop insulter la décence. La bandelette était juste assez longue pour attacher ensemble les fins poignets. Une fois fait, il passa les bras de son fardeau autour de ses larges épaules et la prit sur son dos, comme un enfant jouant au cavalier sur un cheval. Elle n’était pas très lourde mais la neige rendait difficile leur progression. Seth fit malgré tout ce qu’il put pour hâter le pas, car il la sentait grelotter dans son dos. Il lui parlait pour la maintenir consciente, quand tout à coup, sans prévenir, elle vomit tripes et boyaux par dessus son épaule. Il marqua un temps d’arrêt pour lui permettre de récupérer son souffle, puis reprit sa progression, plus rapidement encore.
— Ça … ça va aller.
Il ne répondit rien.
— Ca va aller Maître. Déposez-moi.
— En es-tu sûre ?
Sa voix était faible, mais elle semblait avoir repris ses esprits. Elle lui confirma qu’elle pouvait marcher, vomir lui avait fait du bien mais il lui semblait que sa tête allait éclater. Elle était certaine cependant qu’elle pouvait marcher. Malgré le froid piquant, le grelottement s'atténuait, il s'était mué en un léger tremblement, comme un frisson permanent.
Pendue à son bras, elle fit quelques pas. Confirma que cela allait. Quand elle tenta de le lâcher, Seth, d’autorité, maintint la main de la jeune fille autour de son bras. Ils leur fallut un moment pour rejoindre ainsi le château, tel un vieux couple en promenade. Fille s’excusa trois fois, cinq fois.
— Tu n’as pas à t‘excuser. J’exige trop de toi, le corps peut parfois nous lâcher. Nous exigeons trop de toi. Moi, ta Maîtresse. Toi aussi d'ailleurs.
Il avait insisté sur le « nous » et s’était tourné vers elle en évoquant Layna, mais elle ne releva pas.
— Pas de séance cet après-midi. Je veux que tu te reposes.
Elle protesta, mais il ne voulut rien entendre. Arrivés au château, il l'accompagna jusqu'à l'office. Ils étaient en retard bien sûr, les nerfs de Dwan étaient à fleur de peau, mais Seth ne lui laissa même pas le temps de prononcer un mot.
— Elle doit se reposer, lança-t-il.
Dwan n'ajouta rien, de toute manière il avait déjà envoyé Aurore. Seth saisit les mains de Fille entre les siennes.
— Va. Et repose-toi, je ne veux pas te voir cette après-midi ni demain matin. Nous reprendrons demain après le déjeuner.
Elle n'avait pas fière allure dans sa tunique déchirée et trempée par la neige maintenant fondue, mais esquissa un pâle sourire de remerciement. Dwan assaillit le Maître d'armes de question, mais ce dernier ne l'écoutait ni même ne l'entendait. Il tourna les talons et quitta l'office, laissant la petite aux bons soins du gros homme.
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