Echec et mat
Le blizzard était si virulent que l’on n’y voyait pas à dix pas. Le vent du nord chassait la neige à l’horizontale, aussi bénéficiaient-ils d’une relative protection en longeant les façades bordant les ruelles désertées. Mais celle-ci était orientée nord-sud, ils peinaient donc à marcher face au vent, les flocons durcis par la bise glaciale cinglant leur visage comme mille aiguilles acérées.
L’assistant maître d’armes progressait difficilement. Par dix fois il glissa et manqua de choir. Il n'en menait pas large, drapé dans une longue cape qu’il peinait à maintenir sous les assauts des bourrasques. La voyant ainsi claquer au vent, tel un étendard à demi détaché de sa hampe, Fille ne put retenir un sourire. Elle avait bien plus fière allure, dans son nouveau manteau en peau de mouton retournée, toute teintée de noir. Le dernier cadeau de son jeune professeur, couplé à une superbe paire de bottes souples qui lui montaient jusqu’en haut du mollet. Enfin de cadeau, il n’était peut-être pas question. Il y avait fort à parier que les frais que sa jeune élève lui occasionnait lui étaient grassement défrayés par sa maîtresse. Le vêtement était de toute beauté. Ajusté et bien qu’épais, il courait jusque sous les genoux et disposait d’un large col qu’elle pouvait remonter sur toute la longueur de son fin cou. Le vêtement était chaud et la doublure en laine, d’une telle qualité qu’elle pouvait le porter à même une de ses courtes et légères tuniques. C’était d’ailleurs ce qu’elle avait fait cet après-midi. Une autre qu’elle l’eut regretté, mais sentir le vent glacé s’infiltrer par la longue échancrure qui partait de sa hanche gauche jusque tout en bas la tonifiait. C’était Seth qui avait exigé du tailleur cette fente, arguant du fait que même si elle portait son épée sous le mantel, celle-ci serait directement accessible. En outre, même en selle, le vêtement tomberait correctement et la protègerait suffisamment.
Quand ils parvinrent à la grande maison bourgeoise qui tenait lieu de domicile au Maître d’armes, ils étaient tous deux couverts de neige. Le vent chassait si fort qu’une couche d’un pouce tapissait maintenant leurs vêtements. Les rares cheveux qui n’en étaient pas recouverts étaient givrés et semblaient aussi fragiles que du cristal.
Lorsque le vieux domestique les invita à entrer, ils durent littéralement s’ébrouer vigoureusement et taper des pieds pour se débarasser de la gangue qui les enveloppait et que le laquais puisse les débarrasser. Il était si vieux que Fille craignit qu'il ne se brisât sous le poids des vêtements alourdis par la neige récalcitrante. Mais son visage parcheminé se fendit d'un large sourire et il l'invita à le suivre. Comprenant que la requête ne s'adressait qu'à elle seule, elle se tourna vers Seth.
— Vous … vous ne m’accompagnez pas ?
— J’attendrai ici.
— Mais …
— Ne t’inquiète pas, j’ai à faire dans l’atelier du Maître. Et puis je doute que cela dure fort longtemps.
Résignée, elle emboita le pas au majordome et pénètra dans un salon d'allure confortable. Les murs étaient presque tous nus, comme pour mieux mettre en valeur l' œuvre d'art qui couvrait le plancher. Au sol, en effet, un immense tapis richement brodé attirait le regard du visiteur. De grandes arabesques rouges et ocres, entremêlées, semblaient engagées dans une étreinte figée pour l'éternité. À moins qu'elles ne se livrassent un combat à mort, luttant corps à corps pour consacrer la plus belle d'entre elles. Fille n'avait jamais rien vu de pareil, même au château. Celui-ci devait provenir d'une contrée bien éloignée, d'une terre exotique ou la beauté, le raffinement et le bon goût faisaient loi.
Au milieu du grand mur face à elle, une immense cheminée servait d'écrin à un feu dont les flammes égalaient proprement sa taille, voire celle de Seth. L'âtre, secondé par de nombreuses bougies dispersées selon un schéma parfaitement géométrique, éclairait la pièce d'une lumière orangée. Comme pour mieux faire scintiller les fils d'or de la tapisserie qu'elle foulait maintenant du pied.
Le Maître se leva pour l’accueillir.
— Ainsi donc, vous êtes la jeune Fille.
Elle s’inclina poliment.
— Oui Maître.
Elle fut un peu déstabilisée quand il l’invita à s’asseoir, cela lui semblait contraire à l’usage. Le Maître paraissait plus âgé que lors de leur première rencontre, peut-être la lumière chaude et parcimonieuse contribuait-t-elle à creuser les rides profondes qui, loin de le desservir, semblaient conter les batailles et les joies de toute une vie. Un vénérable vieillard, dont les yeux perçants et pétillants laissaient deviner que toute jeunesse ne l'avait point abandonné. Le fait qu'il la vouvoie lui sembla incongru, tous les gens qu’elle connaissait la tutoyaient.
— Racontez-moi donc. Comment se passe votre apprentissage ?
Fille hésita un bref instant, ne sachant par où commencer. L'homme l'intimidait, les lieux ne lui étaient pas familiers. Pour se rassurer et se donner une contenance, elle se cala dans le fauteuil de cuir. C'était comme si elle consolidait sa garde.
— Très bien, Maître. Seth est un excellent professeur, je suis chanceuse qu’il me consacre autant de son précieux temps.
— C’est son travail. Et puis nous espérons tous en récolter les fruits, n’est-ce pas ?
— Oui, Maître. J’espère ne pas vous décevoir. Ni Seth, bien sûr.
— J’y compte bien. Mais d’où vous vient donc cet intérêt pour le maniement des armes ?
Devant son silence et son regard fuyant, il secoua la main comme pour la saluer, mais c’était bien sûr pour la recentrer sur la conversation et lui signifier qu’il attendait une réponse. Tandis que son interlocutrice évoquait l’intérêt qu’elle portait de longue date à la vie au grand air et à la chasse, Akhan comprit que le regard de la jeune fille ne le fuyait pas. Elle était en fait obnubilée par l’échiquier disposé derrière lui, un peu en retrait.
— C’est un jeu de Schahakr.
— Oui, Maître. Il est très beau et fort grand.
— Peut-être en as-tu vu un au château ?
— Non, Maître, je m’en souviendrais. Mais mon Père en possédait un. Plus petit et plus rustique.
Le Maître d’armes leva un sourcil, un peu surpris.
— Saurais-tu par hasard y jouer ?
— J’y joue depuis mon plus jeune âge.
Akhan ne put masquer son intérêt. Fille, elle, remarqua instantanément le passage au tutoiement. Un silence pesant s’installa avant que le Maître ne poursuive.
— Voudrais-tu y jouer ?
— Je… je n’ai jamais joué qu’avec mon Père.
Il insista. Elle cèda. Il ne lui laissa pas le loisir de choisir la couleur, lui imposant les blancs et donc l’initiative. Il s’inquièta aussi de son confort, l’âtre peinait à réchauffer la pièce et il craignait qu’elle ne prenne froid. Elle le rassura, arguant que la température lui convenait, en jouant par la même occasion son premier coup.
Akhan répliqua instantanément. Tout comme elle pour son deuxième coup. L’homme marqua un instant d’hésitation. Était-ce un hasard, ou savait-elle ce qu’elle faisait ? Il joua à son tour, elle sortit son bouffon. Ce n’était pas un hasard, il en était certain maintenant. Elle allait sacrifier son chevalier pour attaquer le Roi rouge. Elle savait exactement ce qu’elle faisait, et lui allait devoir batailler pour reprendre l’initiative.
Pour se donner une contenance, il se leva, activa le feu, ajouta quelques bûches. Une pluie d'étincelles s'éleva en crépitant. Il resta un moment dos à l'âtre, laissant la chaleur réconfortante pénétrer son corps pétri d'arthrose. Au regard envieux de la jeune fille, il crut comprendre qu'elle avait plus froid qu'elle ne le prétendait. Il aurait en outre juré qu'elle frissonnait il y avait un instant à peine, lorsqu'il s'était retourné vers elle. Même si elle avait maintenant repris une contenance, elle ne pouvait cacher sa chair de poule. Aussi lui proposa-t-il d'échanger leurs places et de retourner le plateau de jeu. Dos au feu, elle aurait plus chaud, argua-t-il.
— Je n'ai pas froid, répondit-elle.
— Tu trembles.
— C'est le jeu qui me fait cet effet-là.Je vous assure que je n'ai pas froid.
Il la dévisagea, sceptique.
— Ce n'est qu'un jeu.
— Ce n'est jamais que un jeu, Maître. Me trompé-je ?
Il ne répondit pas, se contentant de pousser un pion. Elle répliqua dans l'instant.
Nouveau coup. Nouvelle parade. La partie s’annonçait plus ardue que ce à quoi il s’attendait. Plus longue aussi. Il sonna son majordome.
— Jo-Ihn, apporte-nous deux tchays. Ah et oui, donne à la damoiselle une couverture. Même si elle fait la dure, je ne voudrais pas qu'elle attrape la mort.
Plus le jeu se développait, plus le Maître prenait le temps de la réflexion. Fille parlait peu et se contentait de répondre aux questions. Elle s'enveloppa dans la couverture un peu rugueuse, plus pour faire plaisir à son hôte que pour son propre confort. Lorsqu’elle porta à ses lèvres la tasse fumante, elle ne peut retenir une expression de surprise. La boisson dorée était très parfumée. Prudente, elle en avala une petite gorgée.
— C’est bon. C’est plus amer qu'une tisane, mais le goût est très différent. Qu’est-ce donc ?
— Une décoction de feuilles séchées. En ce sens, c’est une tisane. Mais ces feuilles-ci viennent de très loin, au delà des Terres Orientales. Il faut des lunes pour les acheminer jusqu’ici.
— Vous voulez dire, Maître, qu’il y a quelque chose au-delà des confins orientaux ?
— Bien sûr. Mais tu le sais n’est-ce pas ?
Elle baissa les yeux sous le regard pénétrant de son adversaire, joua le coup suivant.
— Dis-moi donc … le sais-tu ?
Elle répondit, évasive.
— Oui Maître. Enfin, je l’ai lu ..
L’homme se fit plus insistant encore. Il la mettait mal à l’aise.
— Et où donc l’as-tu lu ?
— Bien loin d’ici, dans un lieu isolé.
Le regard d'Akhan s'adoucit, tandis qu’à son tour, il déplaçait une pièce. Elle feignit de ne pas remarquer l'infime moment d'hésitation.
— Tu ne devrais pas avoir honte. Ni peur. Nous vivons des temps bien sombres. Maintenir le peuple dans l’ignorance permet d’asseoir facilement son pouvoir, mais la connaissance est la clé de l’accomplissement. Tu sais donc lire ?
— Oui, Maître. Et écrire.
Cette gamine n’en finissait pas de l’étonner !
Fille, quant à elle, hésitait à lui dire qu’elle était capable de le faire dans la langue d’orient et dans celle des anciens, puis décida de n'en rien faire.
— Est-ce que Dame Layna le sait ?
— Je ne lui en ai jamais parlé.
— C’est bien.
Akhan se faisait moins loquace. Il devait puiser dans ses ressources pour contrer les attaques incessantes de la jeune fille. Sa science du jeu ne lui permettait pas de s’extraire du mauvais pas où elle l’avait mis. Ce ne fut qu’au prix d’une énorme erreur de la damoiselle qu’il parvint enfin à reprendre l’initiative et à inverser le cours de la partie. Une erreur grossière. Une erreur de débutante.
— Marghe barr padshah, lance-t-il en déplaçant une tour.
Fille contempla le jeu, un instant seulement, avant de faire choir son roi d’une pichenette.
L’homme la contempla, pensif. Il aurait bien juré qu’elle l’avait laissé gagner, l'erreur qu'elle venait de commettre ne cadrait pas du tout avec la qualité de son jeu.
Le Maître d’armes ne savait trop que penser, mais sa victoire était à coup sûr gâchée par le doute qui l’entachait. Il aurait préféré perdre que de se faire humilier de la sorte.
— Tu joues très bien. Si l’envie t’en prend, viens donc un jour disputer la revanche.
Elle baissa les yeux et se fit aussi petite qu'elle le put.
— Merci, Maître. Mais pour l’heure, si vous m’y autorisez, je vais rejoindre Seth, il doit s’impatienter.
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