Missus Dominicus
La longue et maigre silhouette noire traversa le grand corridor au pas de course. Le jour était à peine levé, mais la nouvelle ne pouvait attendre.
Les deux gardes étaient coutumiers de la mine sombre qu'affichait généralement le Chambellan. Pourtant, quand ils aperçurent son visage tourmenté et la lueur d'inquiétude dans ses yeux noirs comme le charbon, ils s'empressèrent d'ouvrir la lourde porte et s'écartèrent vivement. L'homme pénètra dans les appartements du Légat sans même prendre le temps de s'annoncer. Il trouva son Seigneur déjà bien éveillé aux côtés de sa Belle toujours endormie. D'un geste, Ronan imposa le silence au Chambellan et quitta sa couche en prenant soin d'enrouler un drap autour de ses hanches. Il entraîna le corbeau à sa suite, vers une pièce attenante.
— Que me veux-tu donc de si bon matin ?
— Un cavalier, Seigneur. Il est arrivé dans la nuit et m'a été amené au tout début de l'aube. Il est porteur d'un message qui ne saurait souffrir la moindre attente.
— Parle-donc !
— L'homme arrive tout droit de Tchaar Dahar. Il y a trois jours, deux Missi Dominici y ont fait étape. Ils sont en route pour Saad-Ohm avec leur suite.
— Il y a trois jours dis-tu ? Peste ! Pourquoi dois-je ne l'apprendre que maintenant ?
— L'homme a chevauché sans répit, il ...
— Et les pigeons ? À quoi servent-ils alors ?
Ronan, excédé, fulminait. Le Roy n'envoyait pas ses émissaires à la légère. Les Missi Dominici étaient habituellement chargés d'une mission d'inspection ou de faire appliquer les décisions royales. Parfois aussi de lever les armées.
— La peste aviaire, Seigneur. Elle a décimé leurs oiseaux durant l'hiver.
— S'ils étaient à Tchaar Dahar il y a trois jours, ils seront ici demain. Convoque le Conseil au complet. Et envoie-moi cet éclaireur sur le champ !
***
La salle du Siège, située au coeur de la tour noire, était l'une des plus sombres du château. Les rares fenêtres étaient étroites et situées à plus de dix brasses du sol. La clarté qu'elles diffusaient semblait prisonnière de l'immense voûte de pierre noire, comme si tout avait été étudié pour capturer la lumière là-bas, tout en haut, et l'empêcher de se répandre sur l'assistance. Cette savante mise en scène conférait à l'immense pièce un caractère froid et lugubre. Tout ici était parfaitement orchestré pour mettre un émissaire, un diplomate ou tout autre réquérant mal à l'aise.
Un ingénieux système de cheminées et de luminaires permettait de modeler l'atmosphère en fonction de l'importance ou de l'enjeu de l'audience. Éclairé à contre jour, le Seigneur du lieu pouvait apparaître terrible et menaçant. Pour l'occasion, le Chambellan avait, selon l'usage, agencé la place pour recevoir les deux émissaires avec tous les honneurs dus à leur rang. À l'imposant trône de pierre faisaient face deux immenses sièges d'ébène et de cuir. Un épais tapis carmin brodé de fil d'or les séparait, tel un lac de sang entre trois collines.
Ronan n'avait jamais aimé cette pièce. Durant les beaux jours, il tenait habituellement audience à l'extérieur, dans la cour haute du château ou mieux encore, en dehors des murs, sous une tonnelle. Quand les frimas l'y obligeaient, il se rabattait sur la salle du Conseil, plus conviviale, ou même sur la salle des banquets, trop grande mais chaleureuse. Aujourd'hui cependant, il ne pouvait se permettre la moindre entorse au protocole. Les émissaires royaux avaient trop souvent une très haute idée d'eux-mêmes, risquer d'en offusquer un pouvait le faire tomber en disgrâce aux yeux du souverain. La peste fut de ces fats empâtés dans leur hermine et leurs étoffes hors de prix, pensait-il.
Il en était là dans ses pensées quand un majordome annonça l'arrivée des émissaires royaux.
— Les Grafs Gaard Kammerlander et Odun Aegirson, Missi Dominici de Sa Majesté Karyl Khan Pradesh.
Tout en les saluant, il réprima un sourire. Les deux hommes pouvaient difficilement être plus dissemblables. Odun arborait une mine avenante et un regard franc, il était presqu'aussi grand que le Légat et semblait lui aussi taillé dans la pierre. Ronan ne put s'empêcher de penser qu'il avait dû gagner son titre ailleurs que dans les couloirs de la Cour royale. Il en allait tout autrement pour Gaard, manifestement chef de la délégation. Plus vieux, l'homme était petit et gras. Ses doigts boudinés, couverts de bagues et de pierres, n'avaient pas dû bien souvent tenir une épée. Le cheveu gras et rare, il empestait la suffisance et ne répondit d'ailleurs que mollement au salut du Maître des lieux. La dizaine de personnages qui constituaient leur suite contrastait avec le comité très réduit qui se tenait un peu en arrière du Légat, sur sa droite. Si la présence du Général Khaleb Ibn Al Whahid Al Khawf était justifiée par son statut de Commandeur de l'Armée de l'Ouest, celle du Conseiller Tami Joolaï ne semblait pas réjouir le gros émissaire, mais il se gardait d'en prendre trop ostensiblement ombrage. Ce fut cependant en faisant fi de toute bienséance que le Dominicus entra d'emblée dans le vif du sujet, sans procéder aux banalités et aux politesses d'usage.
— Sire Ronan, le Roy requiert dès maintenant votre présence à Kendr Ka Shahar. Il vous commande en outre de lever huit mille hommes et de marcher sur la capitale avant le solstice.
Le Légat accusa le coup. Il n'avait nul besoin de se retourner pour sentir la tension de Khaleb, sur son arrière droite. Huit mille hommes ! C'était folie de déforcer ainsi les territoires de l'ouest à l'heure où la révolte grondait dans les confins. Ce fut pourtant avec le plus grand calme qu'il avança ses arguments.
— Loin de moi l'idée de me soustraire à la volonté de notre Roy. Vous n'êtes cependant pas sans savoir que depuis deux saisons déjà, les confins nord-occidentaux sont sujets à des troubles alarmants. J'ai dû personnellement mener campagne l'été dernier pour mater une révolte. Depuis le retour des beaux jours, nous avons renforcé les postes avancés et multiplié les patrouilles, l'Ost est en plein redéploiement.
— Le Roy sait tout cela, Sire Légat. Il vous est par ailleurs hautement reconnaissant pour l'effort que vous menez dans le nord et le nord-ouest. Mais il est convaincu que ces raids aux limites des Terres Sombres visent surtout à nous attirer ailleurs. Une diversion en quelque sorte, ou à tout le moins une façon de fixer l'Ost occidental loin de la capitale. Notre souverain est bien plus inquiet des ambitions et des vélléités de votre homologue d'Orient. Il s'est lancé dans des entreprises inquiétantes. Ce qui passait il y a peu encore pour des travaux d'aménagement ne laisse maintenant aucun doute : il renforce ses défenses.
— Simple précaution peut-être. J'ai moi-même ordonné la mise en place de nouveaux avant-postes et l'inspection par mes architectes des places fortes d'occident.
— Certes, Sire Ronan, mais vos efforts sont concentrés dans le nord. Pas à Saad-Ohm ou sur le chemin de la capitale. Et puis il nous revient que le Seigneur d'Orient recrute à corps et à cris. Ces signes ne trompent pas.
***
Resté seul avec Khaleb, Ronan fulminait. Il n'avait nul besoin d'une guerre. Au diable l'Orient et le Roy, lever huit mille hommes aussi vite relevait de la gageure. Il lui faudrait réaffecter des garnisons entières et donc dégarnir son dispositif au nord, ouvrant la voie aux raids et aux pillards. Sans compter que le Roy Karghil réclamait sa présence. Il lui faudrait près de deux lunes pour atteindre Kendr Ka Shahar. Mais trois fois moins peut-être en descendant l'Istros au fil du courant. En ce début d'été, le fleuve était chargé des eaux de fonte des neiges, le courant étaitt vigoureux, ils pourraient gagner encore quelques jours.
— Mais une fois là-bas, Seigneur, il vous faudra le double du temps pour revenir à Saad-Ohm à contre-courant. Quant aux hommes, c'est l'entièreté de la belle saison qu'il leur faudrait pour rejoindre les confins si cela devait s'avérer nécessaire. C'est folie !
— Je sais Khaleb. Je reste convaincu que plus d'un dans les Terres Sombres lorgnent avec grande avidité nos fertiles campagnes et nos récoltes abondantes. Mais tu sais que je n'ai pas le choix, désobéïr au Roy reviendrait à faire acte d'insubordination.
— Dans ce cas, Seigneur, gagnons du temps. Partez rejoindre le Roy, envoyons lui cinq cent cavaliers et mille fantassins, sans trop dégarnir les garnisons les plus éloignées.
— Que veux-tu dire ? Lui fournir nos meilleures troupes sur un plateau ?
— En partie seulement. Puisons dans nos forces ici, à Saad-Ohm, pour constituer le fer de lance de cette avant-garde, sans toutefois mettre à nu la garnison. Deux escadrons de cavalerie et trois compagnies d'infanterie suffiront. Nous alimenterons le reste en déforçant les places fortes du sud.
— Elles sont déjà bien mal loties. En outre, il nous manquerait encore six mille hommes.
— Levez les ! Enrôlons tout qui peut tenir une arme.
— Des paysans. Le Roy ne sera pas dupe. Et le peuple va grogner. Juste au moment des récoltes, tous ces bras vont manquer.
— Le Roy sera dans un premier temps fort aise de voir arriver un bon millier de vos meilleurs cavaliers et hommes d'armes. Pour les autres, nous aviserons. Ils n'arriveront d'ailleurs que bien plus tard. C'est celà, ou courir le risque d'un incendie dans le nord sans possibilité aucune de pouvoir l'éteindre.
— Soit. Fais rédiger les ordres et préparer les barges pour mon départ. Je m'en irai d'ici cinq jours.
Khaleb acquiesca et fit mine de se retirer, mais Ronan le retint.
— Encore une chose, Khaleb. Cette jeune fille qui a tant fait parler d'elle durant le tournoi ...
Khaleb sourit, amusé.
— La petite sorcière revenue d'entre les morts ? Vous ne croyez pas à ces bruits de gargotte, n'est-ce pas Seigneur ?
— Non bien sûr. Elle a tout simplement eu beaucoup de chance. J'aimerais que tu la prennes à ton service.
Le sourire se figea sur le visage du Général.
— Que voulez-vous dire Seigneur ? Je n'ai nul besoin d'une servante, je commande une armée, pas la Cour.
— Tu m'as bien compris. Prends la comme aide-de camp.
Khaleb était d'ordinaire très calme, mais il sembla à Ronan qu'il peinait à cacher son énervement.
— Comment mon Seigneur peut-il seulement suggérer qu'une gamine inconsciente et à peine pubère puisse m'être d'un quelconque conseil ? fit-il sur un ton obséquieux.
— Je ne te demande pas de l'écouter. Juste de la prendre à ton service.
— J'ai déjà deux aides-de-camp, Seigneur. Des capitaines expérimentés, qui ont versé leur sang plus souvent peut-être que cette jouvencelle n'en a répandu entre ses cuisses. Je ne m'en déferai pas.
— Prends la comme ordonnance alors, elle se contentera de fourbir tes armes et de tenir ta tente.
— Est-ce là votre désir Seigneur ? Je pourrais compter sur les doigts d'une main le nombre de fois où vous vous êtes mêlé d'appointer un officier, et toujours, votre avis m'a semblé sage. En outre il s'agissait toujours d'officiers de haut rang.
Ronan s'empourpra. Le vieux renard n'était pas dupe, et il avait raison. Si lui, Légat, en venait à se mêler des mises en place des officiers subalternes, bientôt, ce serait son Général qui devrait recruter les cuisiniers. Il soupira.
— Bien. Je n'aurai pas gain de cause semble-t-il. Je ne t'imposerai pas une décision que pour des raisons qui me sont propres, je ne veux pas justifier. Aussi vais-je te le demander comme une faveur. Le feras-tu pour moi ?
Khaleb baissa la tête, résigné.
— Bien, Seigneur. Il sera fait selon vos désirs.
Il avait insisté sur le "vos". Ronan, soulagé, fit mine de ne pas relever le ton sarcastique. Layna serait contente.
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