Khaleb Ibn Al Whahid Al Khawf

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— Ainsi donc, c'est toi ...

Fille baissa les yeux, elle ne savait que répondre. Le ton du Commandeur était glacial. S'il se réjouissait de la voir, il n'en laissait rien paraître. Tout dans la pièce évoquait la rigueur et l'austérité. La grande table sans chaise au centre, sur laquelle elle devinait quelques cartes superposées, le bureau sans prétention derrière lequel siègeait le terrible général. Le seul élément de décoration consistait en une immense carte du monde connu pendue au mur qui faisait face à la porte d'entrée, et les deux masses d'armes qui l'encadraient.

— Eh bien parle-donc. As-tu perdu ta langue ?

— Non Messire.

— Non Général ! la corrigea-t-il sèchement.

— Non Général.

— Faut-il que tu aies fait tourner la tête à notre Seigneur pour qu'il m'impose la présence d'une jouvencelle à peine pubère.

Il marqua un temps d'arrêt.

— À moins que ce ne soit sa Dame à qui tu fais tourner la tête. Quel âge as-tu ?

— J'ai dix-sept printemps, Général. Enfin, je crois ...

Il soupira.

— Tu crois ? Serais-tu une bâtarde ou une enfant trouvée ? Et quel est ton nom ?

— Je me nomme Fille, Général.

Elle omit de répondre à la première question, qu'elle prenait plus comme une remarque désobligeante voire insultante que comme une interrogation. Un rictus laissa deviner que l'officier souriait. Mais si sourire il y avait, il était moqueur ou ironique.

— Fille ?! Et tu ne connais même pas ton âge ? Dans le monde qui est le mien, ton prénom te sera aussi lourd à porter que tes jolies nattes et ta petite paire de seins.

Elle baissa les yeux avant d'ajouter :

— Je ferai de mon mieux, Général. Je sais me battre.

Il la contempla, sceptique.

— C'est ce que j'ai entendu dire. Mais ça ne t'a pas empêché de te faire clouer au sol comme un cloporte. Et ce n'était qu'une joute dans une arène. Le champ de bataille est bien plus dangereux encore.

Il soupira, résigné.

— Je ne te demande pas de te battre. Tu te contenteras de tenir mes appartements et le cas échéant, ma tente. Tu seras aussi chargée de polir et de huiler mes armures, ainsi que de graisser mes bottes. Tu ravauderas aussi mes effets. Mais tu ne toucheras ni à mon cheval, ni à mes armes. Suis-je clair ?

Elle acquiesça.

— Tu prendras ton service après-demain. Une chambre te sera assignée sous les combles. N'emporte que le strict nécessaire. Bulgur, mon aide de camp, t'expliquera les détails de ta charge. As-tu des questions ?

Elle réfléchit un bref instant avant de se lancer.

— Une seule, Général. N'aviez-vous point déja une ordonnance. Devrons-nous nous partager la tâche ?

— J'en avais une, jusqu'à ce jour. Un jeune homme prometteur. Mais je ne puis me permettre de gaspiller mes ressources. Puisque tu prends sa place, son bras sera plus utile dans une garnison du nord qu'ici. Il partira dans deux jours.

***

En quittant les appartements du Commandeur, elle fulminait. De jolies nattes et de petits seins, était-ce donc tout ce qu'il voyait en elle ? Elle allaient leur montrer à qui ils avaient affaire ! Profitant de sa liberté retrouvée, elle quitta l'enceinte du château et se dirigea vers la place du marché. Elle avait très envie d'aller dire à Seth ses quatre vérités, mais il y avait plus urgent.

La rue des condamnés portait bien mal son nom lugubre, qu'elle tirait des pauvres hères que l'on menait de la prison au gibet. Dans les faits, c'était avec la place du marché la rue la plus animée de Saad-Ohm. Les échoppes des artisans et des marchands arboraient des devantures colorées, rivalisant d'élégance pour attirer le chaland. Fille jeta son dévolu sur le premier barbier venu, poussa la porte. Étrangement, pour l'heure matinale, la petite pièce au centre de laquelle trônait un siège de bois était totalement déserte. Dans un coin, une tablette servait d'étal à une cuvette pleine d'eau, des ciseaux, des rasoirs et d'autres ustensiles. Au milieu du mur qui lui faisait face, un homme souleva une tenture et l'accueillit avec étonnement.

— Ah vous faites erreur, jeune damoiselle. C'est un barbier pour hommes, ici.

— C'est ce que je cherche. Je suis là pour une coupe.

— Je ne coiffe pas les jeunes filles, j'en suis désolé.

Fille sortit cinq Drachs de sa bourse. C'était plus qu'il n'en fallait.

— Faites une exception, messire barbier. J'ai de quoi payer et le labeur devrait s'avérer disons ... simple et expéditif.

L'homme marqua un instant d'hésitation. Après tout, pourquoi pas ? Il prit cependant la peine de verouiller l'huis, ses clients habituels pourraient s'interroger sur cette cliente bien peu masculine. Il l'invita à s'assoir sur le siège, lui passa un drap autour des épaules.

— Comment aimeriez vous que je taille ?

— Tout. Coupez tout.

— Tout ?

— Tout. Il ne doit plus rien rester.

— Le client est roi, même si c'est une cliente. Êtes-vous cependant certaine que ...

Elle l'interrompit, déterminée.

— Coupez absolument tout et rasez moi la tête au plus près.

Au moment de tailler une des deux grandes nattes brunes, le barbier marqua un temps d'hésitation. Mais la donzelle avait de quoi payer après tout. Il prit garde à couper au plus près de la nuque délicate, il devait pouvoir tirer un bon prix de deux si beaux trophées chez un posticheur. Fi donc des états d'âme. La chevelure était si épaisse qu'il dut forcer sur son outil. Il prit garde à ne pas laisser choir l'épaisse tresse et la posa sur sa table. Au tour de la seconde à présent.
Détachés, les cheveux se rebellaient. Il y passa vigoureusement la main.

— Je pourrais vous les tailler courts et en bataille. Vous n'y perdriez pas au change.

D'un regard aussi impatient qu'irrité, elle lui fit comprendre qu'il n'était plus question de tergiverser. Le brave homme s'affaira donc à tailler. Chaque fois qu'une mèche surgissait et semblait vouloir s'enfuir comme pour échapper à une mort certaine, il la cueillait. C'était une hécatombe. Un massacre capillaire, dit-il à haute voix.

Quand seuls subsistèrent les derniers îlots de résistance, il s'empara d'un rasoir. Fille trouva apaisant le glissement de la lame sur son crâne. L'homme prenait soin de ne point laisser le moindre duvet. Quand il présenta à Fille un petit miroir, cette dernière tressaillit. Il lui fallut un instant avant de réaliser que c'était de son reflet qu'il s'agissait. Dans le miroir, le crâne glâbre semblait servir d'écrin à deux yeux qui lui paraissaient maintenant immenses. Était-ce vraiment les siens ?
Le commerçant sembla hésiter, puis lui demanda si elle était satisfaite.

— C'est parfait. Mon nouveau Maître n'aura plus à se tracasser de mes nattes. Mais il n'aura pas mon prénom.

Ni mes seins.

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