Bras de fer
Nöhr-Stahad étalait ses murs gris sous un ciel si bas que ses tours de guet semblaient se fondre dans les lourds nuages sombres. Les mauvaises langues prétendaient d'ailleurs que ce n'étaient pas les murailles qui s'élançaient vers les cieux, mais les nues qui vomissaient leur noirceur à même la terre.
La ville devait sa prospérité à l'exploitation du bois de pin nöhrique, réputé pour sa remarquable solidité au regard de sa légèreté, et à l'élevage du Rheyn, un imposant cervidé apprécié pour sa viande, son cuir, ses bois et son âpreté à la tâche. La bête constituait en effet un puissant animal de bât et de trait. Elle acheminait ainsi les cargaisons du précieux bois depuis les exploitations forestières alentour, jusqu'au port fluvial de la ville. Lorsque l'hiver figeait le fleuve Elfhr dans les glaces, empêchant toute navigation, des caravanes de Rheyns tiraient des traineaux ou des cargaisons de pin montées sur des patins d'acier, remontant le cours d'eau gelé jusqu'au coeur des Terres Occidentales. Cette remarquable symbiose entre éleveurs, exploitants forestiers et commerçants, conférait à la cité un rayonnement régional certain. C'est donc tout naturellement qu'elle était devenue, au fil du temps, la base arrière des avant-postes cis sur la fontière entre les Terres de l'Ouest et les Terres Sombres.
L'après-midi était déjà bien entamée quand le petit détachement franchit les portes de la cité. C’était la troisième fois en quelques jours à peine que Lando confiait à sa nouvelle protégée une tâche jusqu’ici inhabituelle. Dès le lendemain de sa conversation avec le Commandeur, l’aide de camp avait pris l’initiative de détacher Fille auprès du petit groupe d’éclaireurs chargés d’ouvrir la voie. Les hommes avaient rechigné, mais Lando, l'aide de camp, avait coupé court, insistant toutefois auprès de la jeune fille pour qu’elle se contente d’observer et d’écouter, ainsi que d’obéir au brigadier en charge de la mission.
Ce jour d'hui, c'était Yann, le lieutenant du détachement qui avait pris la tête du groupe précurseur. Il était chargé d'organiser l'arrivée du Commandeur et de sa troupe, de concert avec les autorités de Nöhr-Stahad, ville dont il était d'ailleurs originaire. La discrétion et la timidité du jeune officier contrastait avec le panache de son capitaine, et la retenue imposée à Fille ne facilitait en rien les échanges. Aussi la journée s'était-elle déroulée dans un silence interrompu uniquement par les rares ordres dispensés à la petite troupe. Ce ne fut qu'une fois franchie la porte majestueuse que le jeune homme se fit plus prolixe.
— Le Mestre du Bourg, Messire Otto Gruebman n'est pas homme facile. Il nous faudra la jouer finement.
Fille était presque surprise de constater que c'était à elle qu'il s'adressait.
— Que voulez-vous dire ?
— Otto Gruebman se tient lui-même en haute estime. Estime qu'il pense mériter par la seule pâleur de sa peau et le bleu de ses yeux. Il méprise les hommes de couleur ou les teints halés. Il n'éprouve dès lors aucune sympathie pour les orientaux. Je suis convaincu que l'arrivée de notre Commandeur l'indispose au plus haut point.
— Mais c'est aussi son Général. Il lui doit respect et obéïssance.
— Bien sûr. Mais il saisira la moindre occasion d'assoir son emprise sur ses citoyens. Otto est un équilibriste, il manie l'impertinence comme d'autres l'épée. Nöhr-Stahad paye plus d'impôts à Saad-Ohm et à la couronne que n'importe quelle autre ville occidentale. Il le sait et ne manque jamais une occasion de le rappeler.
— Que craignez-vous donc ? Il ne peut nous refuser l'accès à la ville.
— Non bien sûr. Mais il verra d'un très mauvais œil que le Général prenne quartier dans sa demeure.
— C'est ridicule. Nous sommes ici pour mieux nous assurer de la solidité des défenses et ...
— Otto n'est pas dupe. L'hiver dernier, le Commandeur a réduit plus que de coutume les effectifs des avant-postes, arguant du fait que nos hommes devaient être épargnés pour faire face à de possibles troubles dès le retour des beaux jours. L'été est déjà fort entamé, et le Roy réclame des troupes plus au Sud. D'où croyez-vous qu'elles viendront ?
Le lieutenant ponctua d'un soupir de résignation le silence de la jeune ordonnance. Leurs pas les avaient conduits au travers des rues boueuses jusqu'à la grande place. Les pluies abondantes des derniers jours se rappellaient au bon souvenir des voyageurs. L'eau, après avoir charrié ordures et crotin, stagnait encore dans de grandes flaques nauséabondes. Fille se surprit à respirer par la bouche tant l'odeur agressait ses narines. Elle porta la main à ses lèvres pour contenir mieux encore l'insupportable agression olfactive.
— Une partie de la ville dispose d'un système d'égouttage. Il a été mis en place à l'initiative des corporations de tanneurs et de bouchers. Malheureusement, quand les pluies sont abondantes, les conduites peinent à faire leur office et rejettent à tout va sang, pisse, excréments et déchets animaux en tous genre.
Devant le froncement de nez de la jeune fille, le lieutenant ne put réprimer un sourire. Le seul qu'il eut esquissé depuis le début de la journée.
— Mais nous voici rendus, d'ici un instant votre nez délicat pourra jouir d'une pause bien méritée.
Il éclata de rire tandis que six hommes d'arme escortant deux notables vennaient à leur rencontre.
***
La salle d'audience du Mestre du Bourg contrastait avec la grisaille extérieure. Tout ici évoquait l'abondance. Le mobilier de bonne facture, les candélabres rutilants croulant sous la cire d'une armée de chandelles aux prises avec l'obscurité ambiante, les plats gorgés de fruits et de viandes sèchées, disposés sur une table, elle même recouverte d'une riche broderie. Le maître des lieux était un homme de haute stature, aux épaules larges et à la panse proéminante. Ses cheveux d'un blond cendré encadraient un visage aux yeux bleu acier. Son regard sûr, que l'on pourrait qualifier de hautain, laissait deviner une détermination farouche empreinte de vanité. Otto Gruebman aimait être au centre de l'attention, et il aimait le faire savoir.
Assis dans un siège aux allures de trône, il écoutait Yann d'un air distant tout en dégustant une coupe de vin. Il n'avait pas pris la peine de faire assoir le lieutenant qui se tenait debout à dix pas, un peu nerveux. Fille, elle, flanquée du brigadier, se tenait cinq pas plus en arrière encore. Elle se dit que son jeune chef ne faisait pas le poids face au colosse qu'il affrontait. D'autant que leur hôte était lui entouré de deux conseillers et d'une demi-douzaine d'hommes en arme.
— C'est un grand honneur pour moi de recevoir notre Commandeur, fit le Mestre, tout sourire. Je vais sur le champ donner des ordres pour que l'on mette à votre disposition une aile des écuries. Quant aux hommes, il n'est pas question qu'ils bivouaquent hors les murs, vous pourrez monter le camp sur la place mineure.
— Messire, il n'est pas coutume que nous campions lorsque nous faisons halte en ville. Notre troupe compte une centaine d'hommes, les accomoder ne devrait point poser problème, rétorqua le lieutenant.
L'homme se renfrogna.
— Je sais cela, mais je crois aussi comprendre que votre séjour chez nous sera plus long que les habituels deux à trois jours. Il nous sera difficile de libérer de la place dans les casemates pour une dizaine de jours.
— Dans ce cas, nous requisitionnerons des auberges.
— Yann, vous êtes un enfant du pays, vous savez comme moi qu'en cette période de l'année l'activité commerciale bat son plein, nos auberges sont combles.
Le jeune officier soupira, résigné, tandis que le sang de Fille ne faisait qu'un tour. Le notable était proprement en train de le manger tout cru. Elle s'avança, échangea quelques mots à voix basse avec son supérieur. Il ne pouvait pas laisser faire ça !
— Mêlez-vous donc de vos affaires, chuchota le lieutenant, contrarié.
— Mes affaires sont aussi celle de notre Commandeur ! Et celle de nos soldats ! De vos soldats ! Allons-nous les laisser dormir sous tente quand nous pourrions leur offrir un toit ? fit-elle à voix basse.
Leur hôte les observait, amusé devant les atermoiements des deux jeunes gens. Il saisit un fruit, une prune, qu'il porta à sa bouche. Yann enjoignit à Fille de reculer, elle obtempéra.
— Je me dois d'insister, avança le lieutenant. Vous avez tout à gagner à vous attirer les bonnes grâces de notre général. Il...
Le maître des lieux recracha un noyau et l'interrompit.
— Permettez-moi de vous contredire. Nous vous avons hébergés l'été passé, et tout ce que nous en avons tiré, c'est une réduction drastique de cette garnison.
— Et bien peut-être serait-ce l'occasion de faire valoir votre position auprès de notre chef à tous ?
— J'y compte bien. Mais ce sera du donnant-donnant. Je vous accorderai mon hospitalité, mais il devra m'apporter des garanties. En attendant, je pense que les écuries et la place feront l'affaire.
Fille tépignait depuis un moment déjà. Elle s'avança, son compagnon tenta de l'arrêter dans son élan, sans succès.
— Il n'est pas question que nos hommes campent sur une placette boueuse quand la ville offre un toit au dernier des marchands, lança-t-elle. Nous devons vous prier de revoir votre position, Messire.
Avec une lenteur calculée, Otto Gruebman tourna vers elle un regard dédaigneux. La désignant de sa coupe, il s'adressa au lieutenant, moqueur.
— Qui est ce ... gamin ?
L'intruse ne laissa pas au lieutenant le loisir de répondre, elle s'avança plus encore vers le maître des lieux.
— Je suis Fille, ordonnance du Général Khaleb Ibn Al Whahid Al Khawf, Commandeur des Armées occidentales, mandaté par le Légat d'Occident et je requiers que mon Maître soit reçu avec les honneurs dus à son rang !
L'ours éclata de rire, se tourna vers sa petite clique, les prenant à témoin.
— Une donzelle ! Cet avorton est une donzelle !
Il se leva, toujours hilare, et s'approcha de la jeune fille. Il posa la main sur son crâne et carressa du bout des doigts les cheveux drus coupés si ras qu'il ne parvint pas à les saisir entre le pouce et l'index. Il reprit, railleur.
— Mais où sont donc passés tes abttribus de petite femelle ? As-tu donc aussi perdu tes mamelles ?
L'assemblée éclata de rire. Au moment où le rustre faisait mine de porter la main à la poitrine menue, comme pour se rendre compte par lui-même, Fille esquiva d'un pas glissé vers l'arrière et portala main gauche au foureau de son arme. L'homme s'esclaffa à nouveau, prenant ses hommes à témoin.
— Elle a là un bien beau dard, cette petite abeille. Osera-t-elle le sortir ? Auquel cas, il me faudra l'écraser avant qu'elle ne me pique, éructa-t-il.
Sous le regard atéré de Yann, Fille posait maintenant la main droite sur la poignée de son sabre. Les hommes d'armes firent de même et dégainèrent à moitié leurs épées. Plus personne ne riait. D'un geste, Otto calma ses sbires et reprit :
— Allons, allons, messieurs ... nous servons tous le même Maître, nous allons bien pouvoir trouver une solution ...
Il n'était plus maintenant que miel et jeta un regard amusé à l'impertinente, puis dédaigneux au jeune officier.
— Je vais donner des ordres pour que deux ailes entières des écuries soient libérées, ainsi que deux casemates qui suffiront à loger la piétaille. Nous mettrons aussi une auberge à disposition pour loger les officiers et leur suite et si vous le souhaitez, vos logis. Vous êtes les bienvenus à Nöhr-Stahad et y demeurerez aussi longtemps qu'il le faudra, fit-il, tout sourire.
Le lieutenant poussa un soupir de soulagement, les hommes d'armes repoussèrent leurs lames dans leurs étuis. Mais Fille s'avança à nouveau.
— Et qu'en est-il de mon Maître ?
— Eh bien, il pourra choisir la meilleure chambre ...
Un sourire goguenard barra le visage du Mestre, qui enchaîna :
— Nous vous en trouverons une avec un grand lit, au cas où il souhaiterait te faire partager sa couche.
L'assistance fut prise de fou rire. Fille s'avança vers le colosse, glaciale.
— Le rang de mon Maître requiert qu'il ait ses propres quartiers. Il les établira ici, dans cet hôtel de ville, que nous requisitionons en vertu du pouvoir que nous a conféré Ronan de Neixtador, Légat du Roy. Notre Général établira ses quartiers ici-même, dans cette salle, et je suis certaine qu'une des pièces de l'étage pourra lui servir d'appartement. Quant à moi, je dormirai ici à même le sol.
Quand l'énorme poing du géant s'abattit sur la lourde table, c'est toute l'assemblée qui sursauta. La jeune fille eut un mouvement de recul. L'homme était rouge de colère, mais il se reprit très vite.
— C'est bien, qu'il en soit ainsi. Il ne me plaît pas de m'opposer à la volonté de notre bon Sire. Mais cet édifice est nécessaire à la vie de ma cité. Vous pourrez l'occuper durant une lune, pas un jour de plus !
Il fit mine de quitter la salle, se ravisa et vint se planter devant les deux jeunes gens.
— Que je ne te recroise pas dans ma ville, gamine !
Puis, se tournant vers Yann :
— Et toi, tu sembles oublier que tu es un enfant de Nöhr-Stahad ! J'entends que tu fasses preuve de plus de capacité de conviction quand tu intercèderas auprès de sa grandeur - il avait prononcé ces mots sur un ton moqueur - quant il s'agira de trouver des hommes pour cette garnison.
Annotations
Versions