Peintures de guerre
Ils avaient à peine quitté l'hôtel de ville que Yann apostrophait la jeune fille. Son ton, bien qu'empreint de reproches, restait calme et posé.
— Mais quelle mouche a bien pu vous piquer ? Est-ce ainsi que vous vous contentez d'observer ?
— Vous devriez me remercier. Je nous ai tirés d'une situation bien embarassante.
Le lieutenant haussa le ton :
— Vous nous avez mis en danger et vous êtes mis à dos le Sieur Gruebman !
Ce fut sans même le regarder que Fille répondit.
— En danger ? Allons donc ! Pensez-vous vraiment qu'il eût pu lever la main sur les émissaires du Commandeur ? Le seul danger eût été qu'il ne nous administre un camouflet en nous obligeant à camper dans la boue. Vous auriez dû alors rendre des compte à Bulgur ou au Commandeur lui-même. Quant à ce faraud, il ne m'impressionne guère.
Yann l'attrapa par le bras et l'obligea à faire face.
— Il suffit ! C'est à moi d'en juger et la négociation ne faisait que commencer ! Vous n'av...
— Quelle négociation ? Cet homme se jou...
— Silence ! hurla-t-il.
Yann avait armé son bras, prêt à frapper. Il s'interrompit. Le brigadier et ses hommes ne perdaient rien de l'échange. Il leur ordonna de porter les chevaux aux écuries et de l'y attendre. Quand ils se furent éloignés, il reprit, glacial :
— Vous devrez rendre des comptes pour votre inconséquence. Je ne sais quelle mouche a piqué notre Commandeur de vous prendre à son service. Vous voulez être un soldat ? Apprenez déjà à tenir votre rang et à obéir !
Fille ouvrit la bouche, mais d'autorité, il l'interrompit.
— Et à tenir votre satanée langue ! Maintenant, hors de ma vue. Je ne veux pas vous revoir avant l'arrivée du détachement.
***
Elle erra un temps dans les rues de la ville, avisa l'enseigne d'un barbier et tenta de se débarasser de sa frustration en même temps que du fin duvet qui garnissait son crâne. Et cette brute qui l'avait tripoté comme s'il se fut agit de la tête d'un chiot ! Elle enrageait.
Une fois dehors et en partie calmée, elle décida de flâner, c'est ainsi qu'elle découvrit l'échoppe. Petite et renfoncée, ce fut une tresse de tissus chamarés, émaillée de bijoux et de colifichets en tous genre, qui attira son attention. Elle avait à peine tendu la main pour juger de la texture d'un lin rouge carmin que la commerçante jaillit de son antre. C'était une grande femme, fine et élancée. Elle dominait Fille de près d'une tête. Les fines rides au coin des yeux et à la comissure des lèvres trahissaient son âge, mais ses longs cheveux ondulés étaient d'un brun profond que pas une nuance de gris ne venait troubler. Fille eut un pincement au coeur. Si ce n'était la couleur des cheveux, elle lui rappelait Circé, la guérisseuse.
— À la recherche d'une étoffe, Messire ?
Il lui suffit de croiser le regard de la jeune fille pour comprendre son erreur.
— Mille excuses, damoiselle. Votre ... coiffure et votre accoutrement sont un peu inhabituels, pardonnez ma méprise.
Fille la rassura. Après tout, elle avait sciemment décidé d'entretenir cette confusion. Qui plus est, cette ambiguité n'était pas pour lui déplaire. La boutiquière avait ferré son poisson et c'est tout naturellement que la conversation s'engagea. Non, Fille n'était pas du pays. Elle n'était que de passage. Pour combien de temps ? Un ou deux jours peut-être, sa troupe devait arriver mais ne s'attarderait probablement pas en ville. Et non, elle n'avait nul besoin d'une nouvelle étoffe, celle-ci d'ailleurs ne siérait pas à sa condition de soldat.
En habile commerçante, la femme se laissa aller à quelque flatterie.
— Soldat ? Une si jeune et si jolie fille ?
Fille ne répondit pas, faisant mine de s'interesser à nouveau aux tissus. Mais la marchande était tenace.
— Porter l'épée ne devrait en rien exclure l'élégance, argua-t-elle. Vos ... vos cheveux ...
— Oui, je sais, ça n'a rien d'élégant. Mais il fallait que je le fasse.
— Détrompez-vous. Elégant n'est peut-être pas le mot juste mais ... m'autoriseriez-vous ?
— Vous autoriser quoi donc ?
— À sublimer ce qui ne demande qu'à l'être. Accordez-moi un peu de votre temps, et laissez moi faire.
Sans attendre de réponse, elle entraîna la jeune fille par la main et pénètra à l'intérieur. Elle l'invita à prendre place sur une chaise recouverte de cuir que jouxtait une petite table couverte de récipients de formes variées. Elle saisit l'un d'eux. Fille ne réagit pas au contact du liquide sur son crâne glabre. C'est quand elle le sentit s'écouler paresseusement dans sa nuque que l'odeur lui chatouilla les narines. Une odeur épicée et suave, très présente, sans toutefois verser dans le capiteux.
— C'est de l'huile parfumée à la fleur d'Ylang, elle nous vient du lointain orient.
Fille se laissa aller. La douceur des mains sur son cuir chevelu avait quelque chose d'apaisant. Elle ferma les yeux. La vision fugace de Layna traversa le voile noir tandis que les doigts délicats étalaient longuement l'huile sur sa peau, s'attardant tantôt sur le sommet du crâne, tantôt dans sa nuque.
Lorsque l'huile eut profondément pénétré, la masseuse s'écarta avec lenteur et prit place sur un tabouret, face à sa cliente. Elle choisit une fiole, en inspecta le contenu, changea d'avis puis jeta son dévolu sur une seconde avant d'inspecter une série de pinceaux et d'en sélectionner trois.
— Fermez les yeux.
Fille obéit et se délecta de la caresse de la soie sur ses paupières. Les gestes étaient précis et sûrs, délicats aussi. L'artiste savait y faire, ses pinceaux s'élançaient maintenant bien au-delà des globes occulaires, vers les tempes. La peau encore juvénile se fit la toile d'une enluminure à la géométrie parfaite.
Son œuvre achevée, la maquilleuse lui tendit un petit miroir.
— Vous pouvez ouvrir les yeux.
La jeune fille resta immobile et muette Elle n'osait même pas sourire de peur de ruiner le tableau qui s'offrait à elle. Le fin trait de khôl qui soulignait ses yeux semblait les porter du bout des ongles. Il contrastait avec la lourdeur et l'épaisseur du fard de ses paupières, qui en s'étirant délicatement jusqu'aux tempes contribuait à l'équilibre de l'ensemble. Dans un tel écrin, les yeux sombres de la jeune fille paraissaient immenses.
— Comment trouvez-vous ?
— C'est ... très beau.
Fille ne trouva pas les mots, mais ajouta au bout d'une brève hésitation :
— Mais je suis un soldat. Ce n'est pas très ... guerrier.
L'artiste ne répondit pas, se tourna à nouveau vers ses pinceaux, en choisit un très large, il devait être épais de près de trois doigts. Elle versa une belle quantité de khôl dans un petit récipient plat, y plongea la queue-de-morue qu'elle laissa longuement s'imbiber.
Le pinceau dans une main et un chiffon dans l'autre, elle le posa délicatement au milieu du front, deux doigts à peine au-dessus des sourcils, et d'un geste assuré, tira d'un trait une épaisse ligne vers le haut, jusqu'à l'arrière du crâne. Elle répéta l'opération pour obtenir une teinte dense et uniforme, effectua quelques corrections.
— Au diable les soldats. Maintenant vous avez l'air d'une guerrière !
Elle s'éloigna vers un étal, revint avec deux immenses anneaux de métal aux reflets argentés. Des deux mains, elle les maintint sur les lobes des oreilles de son "amazone". Les bijoux étaient si grands qu'ils touchaient les clavicules délicates. On aurait aisément pu y passer la main. La commerçante ajouta :
— Ce n'est absolument pas fonctionnel et doit être bien encombrant au combat. Mais ça vous confère un air terrible et menaçant. Qu'en dites-vous ?
Mais Fille sentait la dure réalité la rattraper.
— Com ... combien en demandez-vous ?
— Les boucles ? Cinquante drachs. L'huile est à dix drachs l'once, quant au Kôhl, selon la taille du flacon, il t'en coûtera entre quatre et dix drachs. Si tu me prends le tout, je te ferai grâce de deux ou trois pinceaux, à moins que tu n'en aies déjà.
Fille blémit. Outre les quelques pièces qu'elle avait dans sa bourse, tout ce qu'elle possédait, c'était une dette de six cent drachs envers Hiram, le forgeron. Sans compter que l'épée qu'il lui avait forgée devait en valoir dix fois autant. Elle ne connaissait pas même le montant de sa solde. Si toutefois elle percevait une solde, ce point n'ayant jamais été discuté. Pour couronner le tout il lui fallait encore trouver un moyen d'envoyer un pli à son contact à Saad-Ohm pour signaler à Layna leur présence à Nöhr-Stahad et leur départ imminent vers le nord. Son maigre pactole suffirait à peine à affranchir un courrier ordinaire qui mettrait une demi-lune au moins pour parvenir à son destinataire.
— Je ... ce ne sera donc pas possible.
Bien qu'elle puisse lire la déception sur le visage enluminé de la jeune fille, la boutiquière ne se démonta pas.
— C'est fort dommage. Mais si tu changes d'avis, tu sais où me trouver.
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