Retour à Saad-Ohm
— Entre donc !
Fille s'avança, franchissant les quatre rideaux de tulle. Layna l'attendait, debout. Comme souvent à cette heure matinale, elle ne portait qu'une longue et vaporeuse robe de chambre, si fine qu'elle ne laissait rien ignorer de ses courbes. Aussi Fille ne manqua-t-elle pas de remarquer le petit ventre qui commençait à se former. Layna la devança.
— Ne me regarde pas comme ça! !
— Est-ce ce que je crois, ma Dame ?
— Que veux-tu que ce soit d'autre ? Crois-tu que j'ai passé l'automne à faire bombance et à m'empifrer en me languissant de toi ?
Fille souriait, ravie.
— Mais c'est merveilleux ma Dame !
— Merveilleux, merveilleux. N'exagère pas. Ce morveux est déjà trop lourd à porter.
— Je suis certaine que le Légat doit se réjouir, lança Fille.
— Espérons qu'il en soit toujours ainsi, bougonna Layna. Mais approche, toi.
Elle considéra la jeune fille, la toisa des pieds à la tête avant d'ajouter :
— Les cheveux courts te vont bien.
— Et vous, vous rayonnez, ma Dame.
— Toi par contre, tu as vieilli. Et tu sembles avoir encore maigri. Il était temps que tu reviennes.
— Je n'ai été absente que durant cinq lunes.
— Je sais. Va-t-en savoir pourquoi, tu m'as manqué. Un peu. Mais trève de bavardages. Quelle est donc cette découverte dont tu me faisais part dans ton dernier message ?
Fille lui raconta par le détail leur équipée. L'expédition aux confins de la Province, la colline éventrée, la mystérieuse carcasse. Les théories qu'elle avait échafaudées. Layna l'écouta sans jamais l'interompre.
— Lando n'y accorde que peu d'importance, conclut la jeune fille. Quand à Khaleb, il ne s'est pas prononcé, pas devant moi en tous cas. Il n'avait de cesse que de vouloir rentrer au plus vite pour s'en remettre au Légat.
— Qu'importe, rétorqua Layna. Animal ou artéfact, cela ne change rien au problème. Les Terres Sombres crèvent de faim et ne cessent de lorgner sur les nôtres, et le Levant ne rêve que de renverser le Roy.
Layna s'était exprimée sur un ton empreint de lassitude.
— Vous ressassez de biens noires pensées, ma Dame, quand c'est la joie qui devrait vous habiter.
Layna la toisa, hautaine; avant d'enchaîner, cynique :
— Noires ? Et pourquoi donc ? Une bonne guerre serait l'occasion de rebâtir autre chose. Et si en outre ce gros porc pouvait en crever...
— Ma Dame !
Layna se radoucit, son regard sembla porter au loin, bien au-delà des murailles. Elle posa machinalement une main sur son ventre.
— Ce n'est pas la guerre qui me tourmente le plus. Laissons ces jeux puérils à nos petits soldats. Mais je ne me laisserai pas surprendre. Et tu vas m'y aider.
— Que me contez vous là ? Vous n'avez rien à craindre ici. Sire Ronan vous adule et cet enfant ne fera que renforcer encore son amour. Il ne souffrira pas que l'on vous fasse du mal.
Layna resta silencieuse un long moment, au point que celà en devint presque gênant. Fille était sur le point de le briser quand sa maîtresse la devança.
— Je veux que tu me constitues une garde.
— Une garde ? Mais ma Dame, la garde du Légat...
— Je ne leur fait pas confiance ! Je veux la mienne !
Fille n'osa répliquer. Layna affichait une mine sombre qu'elle ne connaissait que trop bien. Sa maîtresse était irritée. Caprice ou lubie, mieux valait éviter la confrontation directe.
— Et je veux que tu en sois la capitaine.
— Ma Dame ! Vous m'honorez, mais je... je suis inexpérimentée. Bien des officiers, ici à Saad-Ohm, sont plus qualifiés. Et puis j'ai mon service auprès du Commandeur ! C'est vous même qui...
— Au diable Khaleb ! l'interrompit-elle.
— Je me permets d'insister. Ronan ne l'entendra peut-être pas de cette oreille. Le Général non plus, d'ailleurs.
— C'est Ronan lui-même qui en a eu l'idée. Quant à Khaleb, il a fallu durement lui forcer la main pour qu'il accepte de te prendre à son service. Il pourra se passer de toi.
Fille soupira. Mais elle ne s'avouait pas vaincue.
— Je dois m'absenter quelques jours. Je vous fournirai ma réponse dès mon retour.
Layna tiqua.
— Ta réponse ? Crois-tu avoir ton mot à dire ?
— Je veux le croire ma Dame. Vous dites vouloir une capitaine. Pas un larbin, n'est-ce pas ?
— Décidément, ton séjour chez les petits soldats te monte à la tête.
Le ton moqueur cachait mal son irritation.
— Je dois m'absenter quelques jours. Je vous promets d'y réfléchir.
— Mais tu viens tout juste de rentrer ! Ta place est auprès de moi, susurra-t-elle en effleurant la joue de la jeune fille.
Elle l'attira à elle et posa ses lèvres sur les siennes.
Fille s'abandonna un court instant, puis se fit violence pour s'écarter. En douceur.
— Il me faut y aller, ma Dame.
Sa maîtresse semblait résignée. Un peu lasse aussi. Un bref instant, Fille la trouva fragile. Elle prit congé.
— Reviens-moi vite. J'ai besoin de toi. Nous avons besoin de toi, insista Layna.
Elle posa sa main sur son ventre, mais la jeune fille avait déjà tourné les talons.
***
La neige qui recouvrait la cour basse était tassée et souillée par les incessants va-et-vient des domestiques et des marchands. Elle était si compacte et si dure que par deux fois, Fille glissa et faillit choir. Elle pesta intérieurement. D'ordinaire, dans de telles conditions, les garçons d'écurie étaient censés répandre du sable ou de la paille pour constituer des sentiers praticalbles et sûrs. Peut-être attendaient-ils que quelqu'un se blesse vilainement avant de s'y atreindre. Parvenue à la forge, elle trouva porte close et actionna le heurtoir. L'huis s'ouvrit aussitôt. C'était Gunar. Il la contemplait, immobile et muet.
— Eh bien, fit-elle. Est-ce ainsi que tu accueilles une amie ?
— Fille ?!
Les yeux ronds se muèrent en un large sourire.
— Tu me laisses entrer ou tu attends que je gèle sur pied ?
Il la prit dans ses bras, elle lui rendit son étreinte. La voix caverneuse d'Hiram l'accueillit quand elle entra dans la pièce de vie.
— Par les dieux, une revenante ! lança-t-il.
Il la souleva littéralement du sol, lui arrachant par la même occasion un éclat de rire.
— Le bonsoir, Maître Hiram.
— Le bonsoir, gamine. Tu me ramènes mes six-cents Drachs ?
Elle le considéra, dépitée, ne sachant s'il plaisantait ou s'il s'attendait effectivement à la voir au moins en partie s'acquitter de sa dette. C'est lui qui à son tour, éclata de rire.
— M'est d'avis que tu rentres aussi pauvre que tu es partie, se moqua-t-il gentiment. Le Commandeur et sa clique sont toujours aussi chiches.
— Je règlerai mon dû. Il me reste cinq lunes.
— Je n'en doute pas. Dans le cas contraire j'aurai grand plaisir à te fesser le cul, ce qui j'insiste, n'effacera pas ta dette.
Il rit à nouveau, d'un rire franc et cristallin, trop content de cette belle occasion d'offrir une tournée d'hydromel qu'elle accepta de bon coeur.
— Tu m'en diras des nouvelles, fit-il en lui tendant une coupe. Je le sers chaud et épicé, rien de tel pour réchauffer les corps et les esprits par ce temps de cochon.
— Et assieds-toi donc, renchérit Gunar. Tu dois avoir bien des choses à nous raconter.
— Plus tard, je te le promets. Mais d'abord, dis-moi : as-tu trouvé mon Père ?
Le sourire de Gunar s'envola, laissant place à une mine sombre. Elle sentit son cœur se serrer.
— J'y suis allé, comme tu me l'as demandé. Un mois après ton départ.
Elle ferma les yeux et poussa un soupir de soulagement.
— Comment va-t-il ?
— Aussi bien qu'on puisse aller, m'a-t-il semblé. J'avoue avoir été quelque peu impressionné. Ton père semble être un sacré personnage, taillé dans le meilleur granite. Mais...
— Mais ? répéta-t-elle, tendue.
— Il a pleuré quand je lui ai dit que c'était toi qui m'avait envoyé. De soulagement ou de tristesse, je ne le sais.
— Que veux-tu dire ?
— Je crois qu'il aurait aimé que ce soit toi qui aille à lui. Pas que tu lui envoies un émissaire.
Elle se rembruma.
— J'irai le voir. Dès demain.
— Te savoir en vie et en bonne santé lui suffit. Et... et...
— Et ?
— Et heureuse.
Elle ne répondit pas.
— Tu ne lui dois rien. Vis ta vie comme tu l'entends. Ce sont ses mots.
D'un trait, elle vida sa coupe. Hiram s'empressa de la remplir, l'exhortant à leur conter son périple. Ce qu'elle fit sans se faire prier, contente qu'elle était de changer de sujet. La conversation fila bon train. Hiram l'assaillit de questions sur le comportement de Cueille-la-Mort, Gunar voulait tout savoir sur les confins. Etait-il vrai que le soleil ne s'y montrait jamais ? Que les forteresses étaient si massives qu'on eut cru des montagnes ?
La tête finit par lui tourner. Elle quitta la forge en titubant et rejoignit ses quartiers à grand peine, pour s'écrouler toute habillée sur sa paillase.
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