La fille prodigue
Il fallut à Fille pas moins de six jours pour atteindre le petit hameau perdu au pied des montagnes. Bien quei sa nouvelle monture faisait preuve d'une fougue digne d’un jeune pur-sang, la neige ralentissait leur marche. Neige. Fille ne put retenir un sourire. Car c’était ainsi qu’un palefrenier farceur avait cru bon de baptiser l’animal, une superbe jument à la robe noire comme le charbon qui, de fait, portait bien mal son nom. C’était Lando lui-même qui la lui avait choisie. « Elle est comme toi, avait-il précisé. Un peu taiseuse et impulsive. Mais elle a du cœur. »
Elle hésita à s’arrêter chez Circé. Elle pourrait compter sur la guérisseuse pour lui insuffler le courage nécessaire pour affronter le ressentiment et les reproches de Tabor, qu’elle appréhendait plus que tout. Elle décida cependant qu’elle devait bien à son vieux père la primauté de sa visite. En longeant la rivière qui la menait à la ferme perdue dans la forêt, les souvenirs l’assaillirent de toutes parts. Elle se revit, courant à bout de souffle, un œuf dans chaque main. Elle frissonna en se remémorant sa chute dans l’eau glacée, au cœur de l’hiver. Il faisait plus froid qu’aujourd’hui encore. Enfin, elle déboucha dans la clairière. À son grand soulagement, elle constata que de fins volutes s'chappaient de la cheminée, signe que la maisonnée était toujours habitée. Des sons lui parvenaient depuis l’arrière de la fermette. Quelqu’un fendait du bois. Elle mit pied à terre et tenant son cheval par la bride, contourna le pignon pour tomber nez à nez avec l’homme qui, manifestement, l’avait entendue arriver.
— Le bonjour, lança-t-il, suspicieux.
Elle resta sans voix, figéep par l'émotion.
— Fille ! s’exclama-t-il au bout d’un bref instant.
— P… Père.
C’était lui qui à présent, semblait ne pas trouver les mots. Ils restèrent un moment à deux toises l’un de l’autre, se jaugeant tels deux fauves, tentant d'appréhender toute la mesure de l'instant. Il s’avança enfin et l’étreignit.
— Fille, répéta-t-il, ému.
— Père, oh Père, fit-elle d’une voix cassée.
Il s’écarta et la contempla, l’inspectant des pieds à la tête, s'essuyant les yeux tout embués de larmes.
— J’ai été bien mal inspiré en t’affublant de ce prénom ridicule. Tu es une femme maintenant.
— Je n’en voudrais et n’en aurai pas d’autre.
Elle étouffa un sanglot, tandis que Tabor tournait la tête vers la jument, pour revenir vers sa fille prodigue.
— Regarde-toi ! Et regarde donc cette magnifique bête ! Quel équipage ! Qu’a-t-on fait de mon petit sacripant ? Tu as l’allure d’une jeune guerrière.
— Je suis toujours ta fille, Père.
— Mais viens donc, ne restons pas là. On gèle, ici.
Il l’invita à la suivre et l’installa presque de force à la place qui avait été la sienne pendant près de trois lustres.
— Tu dois être épuisée et frigorifiée. Il ne me reste qu’un peu de lait.
— Au diable le lait, Père. As-tu toujours de cette liqueur de sapin dont tu as le secret ?
Il la contempla, ému, tout en hochant la tête.
— Décidément, ils ont fait de toi un soldat. Et tu as si fière allure !
— Alors qu’attends-tu pour nous en servir deux coupes ? Une petite pour moi, bien sûr.
Une fois fait, il la dévisagea encore une fois, longuement, avant de reprendre :
— Un ami à toi est venu, il y a deux ou trois lunes. J’étais si heureux de te savoir en vie que j’en ai pleuré comme un enfant. Te l’a-t-il dit ?
Elle fit non de la tête. Gunar s’en était bien gardé, pour lui épargner davantage de remords peut-être. Tabor poursuivit :
— Lorsqu’il est parti, je t’en ai voulu. D’avoir fait ainsi fait porter un message qu’il t’appartenait à toi de délivrer.
— Je… Je suis désolée Père, murmura-t-elle dans un souffle.
— J’étais bien résolu à t’accueillir comme tu le méritais, si d’aventure tes pas t’avaient portée jusqu’ici, ce dont je doutais.
Fille baissa la tête, accablée.
— Pourtant… Pourtant, quand je t’ai vue, là, debout dans la neige, toutes mes résolutions se sont envolées.
Elle posa la main sur la sienne.
— J’étais… J’étais... il fallait que je parte, Père.
— Bien sûr mon enfant. J’ai toujours su qu’un jour, tu partirais. C’était juste si… soudain.
— Mais je suis là, maintenant.
— Et c’est bien. Combien de temps vas-tu rester ?
— Trois jours peut-être. Si toutefois tu peux m’héberger.
— Ton lit n’a pas bougé. Et si tu peux te contenter de pain, d’œufs, de beurre et de miel, nous avons de quoi tenir. Tu pourrais par ailleurs essayer de nous ramener un lièvre ? À voir ton sabre et ton arc, je doute que tes talents se soient émoussés.
Elle sourit.
— Ils m’ont été et me sont toujours bien utiles, Père, et c’est à toi que je les dois.
— Allons donc. L’élève était douée, tout le mérite te revient.
Ils conversèrent jusque tard dans la soirée. Si la vie de Tabor avait suivi son cours tranquille durant toutes ces lunes, il l’assaillit de question sur la sienne. Il voulait tout savoir, ce qu’elle faisait, ce Khaleb la traitait-il correctement ? Qui était cette Layna ?
***
Le lendemain, le père et la fille allèrent ensemble placer des collets. Avec un peu de chance, ils feraient ce soir un repas de rois. Et si la prise s’avérait conséquente, Tabor se proposait d’aller la partager avec Circé, ce qui eut pour effet de réjouir et de motiver d’autant plus la chasseresse.
Alors qu’elle se relevait, Tabor, qui tandis qu’elle plaçait ce troisième collet, était demeuré silencieux, relança la conversation :
— Cette carcasse dont tu m’as parlé hier soir…
— L’oiseau géant ?
— Crois-tu vraiment qu’il s’agissait d’un oiseau ?
— Je n’en sais rien. Tu as une idée, toi ?
— He bien… mais c’est une légende.
— Dis toujours…
— Lorsque j’étais encore un jeune et fringant soldat, lors d’une soirée bien arrosée dans une taverne de Kendr-Ka-Shahar, j’ai rencontré un bien étrange personnage.
— Continue…
— Il cherchait à constituer un équipage, il voulait naviguer au-delà des mers.
— Tu veux dire… jusqu’à la Fédération ?
— Je n’en sais trop rien. À l’époque je n’en connaissais même pas l’existence. Ou la légende. Mais il tenait des propos incohérents, si bien que nous en sommes arrivés à le moquer.
— Comme quoi ?
— Il prétendait que les dieux n’existaient pas. Qu’ils étaient hommes, comme nous tous. Qu’ils formaient une caste à part. Et que cette caste avait élevé le savoir et la connaissance au rang de religion, là où nous y voyons la cause de tous les malheurs du monde.
— Ca me fait penser au livre de Borth.
— Tout à fait. Je ne soupçonnais même pas l’existence de ce livre à l’époque. L’homme prétendait que cette caste pouvait voler.
— Voler ? Mais c’est ridicule. Seuls les oiseaux peuvent voler.
— Je sais, c’est aussi pour ça qu’il est aussitôt devenu la risée de l’assemblée. Mais ce n’est pas le plus étrange. Il croyait dur comme fer que ces… heu… ces demi-dieux pouvaient mettre leurs yeux dans des oiseaux qui jamais ne quittaient les cieux. Il ne se posaient ni pour boire, ni pour manger, ni pour se reposer. Ces hommes pouvaient ainsi tout voir et tout savoir.
— Mais c’est idiot. Ils devaient au moins les faire se poser pour récupérer leurs yeux, non ?
— C’est une des raisons pour lesquelles son récit nous paraissait incohérent.
— Et tu penses que ce squelette pourrait être…
— Celui d’un de ces oiseaux fabuleux. Oui. Pourquoi pas ?
— Ça voudrait dire qu’il existerait quelque part des… dieux… ou des hommes, qui nous observent ou nous épient ? Mais pourquoi faire ?
— Je n’en sais rien. Préparer une guerre peut-être ?
Fille prit le temps de digérer l’hypothèse, qu’elle démonta derechef :
— Préparer ? Pourquoi ? Ils devraient pouvoir nous écraser sans effort, s’ils peuvent voler. Mais ça n’a pas de sens. Tu les imagines détacher leurs yeux ? Et puis surtout… voler ! Un oiseau, c’est presque aussi léger que l’air, mais un homme ?
— La nef de Chioné pouvait voler…
— Mais tu me l’as toi-même enseigné ! Ce sont des légendes !
Tabor garda le silence un moment, avant de couper court.
— Tu as probablement raison. Finissons d’installer ces collets. Je vois déjà la tête de Circé quand elle me verra débarquer avec une si belle prise.
— Père, nous n’avons encore rien pris ! se moqua-t-elle.
— Je ne parlais pas des lapins…
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