La Défense Nimzowitsch

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Ils avançaient à marche forcée depuis leur départ d'Entferturm, où ils n'avaient séjourné qu'une courte nuit après y avoir laissé Konrad. Le temps n'en finissait pas de se dégrader, il neigeait toujours. Tous craignaient que l'hiver ne fût particulièrement précoce, et tant le ciel plombé que le vent cinglant semblaient vouloir leur donner raison. Khaleb voulait rentrer dès que possible à Nöhr-Stahad et rejoindre au plus vite Saad-Ohm. Quatre éclaireurs parmi les plus légers et les plus rapides avaient été dépéchés dès leur départ du poste avancé. Ils devaient gagner deux jours sur le gros et transmettre l'ordre de marche au commandant de l'escadron de protection qui, resté en ville, se chargerait de préparer le retour de l'expédition. Khaleb espérait ainsi gagner au moins un jour. C'était bien peu eu égard à l'ampleur du voyage qui les attendait, mais au plus vite ils feraient route vers le midi, au moins ils auraient à s'accommoder de ce climat détestable.

Ce soir-là, ils avaient trouvé refuge dans les granges d'un hameau. Bien qu'au sortir de l'automne, les réserves fussent encore peu entamées, ils n'abusèrent pas de l'hospitalité des habitants, se contentant d'un maigre bouillon chaud et des restes de pain emportés d'Entfernturm. Il était tôt encore et bien qu'épuisés, les hommes avaient allumé des feux et tentaient de sécher tout ce qui pouvait l'être. Fille avait fait de même et surveillait ses effets, qu'elle avait disposé autour du brasier avec ceux du général et de Lando. Elle s'affairait à les retourner sur leur support quand l'aide de camp la rejoignit, enveloppé dans une couverture.

— Tu n'as pas froid, lui demanda-t-il ?

Pieds nus sur un tapis de branches de pin, elle n'avait gardé que ses braies et une épaisse chemise. Son mantel, sa cape et ses bottes étaient disposés face aux flammes, maintenus par un savant échafaudage de batons.

— Du tout. Il fait bien plus chaud ici autour du feu qu'à l'intérieur.

Il la considéra, pensif, avant de reprendre :

— J'avoue t'envier parfois. Le froid ne semble pas avoir d'effet sur toi. Je vois les hommes claquer des dents et me retiens moi-même de trembler pour faire bonne figure. Toi, tu vas et viens comme si de rien n'était.

Elle sourit.

— Je ne suis pas frileuse. Mon père disait souvent que ma machine intérieure tournait si vite qu'elle suffisait à me tenir chaud.

— Tu ne m'as jamais dit que tu avais un père.

— Nous en avons tous un, non ?

— Bien sûr, approuva-t-il, songeur. Le tien est-il encore en vie ?

Elle soupira.

— Je l'espère. Il l'était en tous cas quand je l'ai quitté. C'était il y a plus d'une révolution, fit-elle, nostalgique.

— Il ne te manque pas ?

— Un peu, si.

— Tu ne m'as pas l'air très convaincue. Mais peut-être essaies-tu de faire la dure ? plaisanta-t-il. Parle-moi un peu de lui. Et de ta mère.

Elle sourit faiblement.

— Je n'ai pas de mère. Enfin, je ne l'ai pas connue. Mais mon père m'a tout appris. Il m'a appris à lire, à écrire. Il m'a inculqué la langue des anciens. Et il m'a appris à me battre.

Elle avait prononcé cette dernière phrase avec emphase.

— C'est lui aussi qui m'a enseigné le jeu de Schahakr, reprit-elle en souriant plus largement.

— Ah oui. Le jeu de Schahakr, avec lequel tu comptes régler nos problèmes d'yeux et d'oreilles.

Le ton était moqueur, il affichait un sourire goguenard tandis que celui de Fille s'effaçait. Craignant de l'avoir vexée, il ajouta, d'un ton calme et détaché :

— Mais dis-moi donc, tu soutenais, si je me souviens bien, que nous gaspillions nos forces.

— Pas tout à fait. J'ai dit très exactement que vous dispersiez vos tours et vos pions sur une ligne de défense continue quand vous devriez vous contenter de contrôler le centre de l'échiquier et concentrer vos forces quand le moment s'y prêtait.

— Et je t'avais rétorqué que le Royaume n'était pas un échiquier. En tous cas, c'est ce qui m'était venu à l'esprit.

— D'après Père, la vie est un échiquier. Et les principes du jeu s'appliquent en toutes choses.

— Il doit être bien sage... ou peut-être naïf. Mais revenons à nos moutons. Comment t'y prendrais-tu pour défendre nos terres avec juste quelques pions ?

— J'avoue y avoir réfléchi longuement depuis cette soirée à Entfernturm. Et la réponse s'est imposée d'elle-même : plutôt que de vouloir pousser des pions partout, il faut contrôler le centre de l'échiquier.

Il s'esclaffa.

— C'est le principe même du jeu de Schahakr, que tu ne fais que répéter d'ailleurs. Mais ça ne nous avance pas beaucoup.

— Vous avez raison, Maître Lando. Mais les joueurs tentent le plus souvent d'occuper ce centre avec des pions. Si au contraire, vous le contrôlez avec des chevaliers, vous pouvez attirer les pions adverses au centre. Et la souplesse et l'agilité de ces chevaliers vous permettront de développer le jeu dans de multiples directions.

Lando réfléchissait, sourcils froncés.

— C'est ridicule. Nous avons bien moins de chevaliers que de pions. En outre, si les pions sont dispensables, un joueur de Schahakr réchigne généralement à sacrifier ses chevaliers.

— Je vous l'accorde. Il y a une part de risque.

— Et encore faudrait-il savoir où les placer, tes chevaliers ? Car tout ça ne nous dit pas où se trouve le centre de l'échiquier.

Fille resta silencieuse un moment.

— J'avoue ne pas avoir trouvé de réponse à cette question, qui me tourmentait depuis plusieurs jours...

— Ah ?

Elle marqua une pause.

— ... jusque il y a six jours.

— Que veux-tu dire ?

— Quand j'ai vu cette... chose. Enfin, le lendemain, en tournant et retournant les événements dans ma tête.

— Continue ! lança-t-il, impatient, alors qu'elle tardait à poursuivre.

Elle reprit, l'air grave :

— Maître Lando, y a-t-il une chance pour que cet oiseau géant, ou quoi que ce fût, ait été envoyé depuis nos terres ?

— Je t'ai dit cent fois de cesser de m'appeler maître. Mais non, c'est ridicule ! Nous le saurions. Et qui te dit qu'il a été envoyé ? C'est peut-être juste un animal égaré. Ou simplement frappé de mort naturelle.

— Croyez-vous vraiment que ce soit un animal ordinaire ? Si c'était le cas, pourquoi n'en aurions-nous jamais vu ?

— Que voudrais-tu que ce soit ? Une créature fantastique ? Un phoenix envoyé par les dieux ? Un quelconque sortilège lancé par un puissant alchimiste ?

— Je n'en sais rien. Mais il se trouve qu'il est là, juste à la frontière avec les Terres Sombres. Et qu'il n'a pas poussé tout seul dans la terre !

— Même ça, tu ne peux en être sûre.

— Vous avez raison. Mais je le sens.

— Tu le sens ? Que veux-tu dire ?

— J'ai fait ce rêve. Qui me poussait à aller vers le nord.

— Un rêve ! s'énerva-t-il. Tu veux nous pousser à adapter notre stratégie sur base d'un jeu et d'un rêve ?

— Je ne veux vous pousser en quoi que ce soit. C'est vous qui me demandez comment je m'y prendrais. Je ne puis vous expliquer pourquoi, mais j'ai l'intuition que le centre de l'échiquier se trouve au nord. Et là-bas, hormis Warsh-Wa-Savah, il n'y a rien.

Lando resta pensif un instant, avant de reprendre.

— Tu suggères d'envoyer des espions dans la capitale des Terres Sombres ? Mais nous en avons déjà !

Fille soupira, mal à l'aise.

— Vous savez certainement mieux que moi ce qu'il convient de faire. Ce que je dis, c'est que maintenir tous ces soldats alignés sur une frontière qui, selon vos propres dires, n'en est pas vraiment une, ça me semble... vain.

— Ils rassurent le peuple et dissuadent les pillards.

— Si j'étais une hors-loi, ces pauvres soldats ne m'effraieraient en rien. Ils s'enterrent dans leurs places fortes et patrouillent, quand le temps le permet, à quelques lieues à peine de leurs garnisons. Il suffit de les contourner et d'éviter de croiser leur chemin. Quand nos hommes ont-ils croisé le fer avec ces brigands pour la dernière fois ?

Lando s'abstint de répondre, elle prit son silence pour une invitation à poursuivre.

— Et puis franchement, qu'y a-t-il à piller ici ? La seule ville qui vaille un tant soit peu la peine d'être défendue, c'est Nöhr-Stahad. Et nos terres les plus riches sont cises bien plus au sud encore.

— Sur ce point, tu as probablement raison. C'est bien pour ça qu'il nous faut tenir ces pillards éloignés. Et tous ces avant-postes y contribuent grandement.

Elle ne répliqua pas. Après tout, elle n'était qu'une ordonnance. Elle constata avec satisfaction que les capes et les manteaux commençaient à sécher.

Note de l'auteure

Aux échecs, le premier coup consiste souvent à avancer le pion situé devant le roi blanc de deux cases afin de s'assurer le contrôle du centre de l'échiquier. Généralement, les noirs répondent en avançant à leur tour un simple pion, toujours dans cette logique d'occupation du centre.

Dans la défense Nimzowitsch, celui qui n'a pas l'initiative - donc les noirs - répond au premier coup des blancs en avançant non pas un pion noir mais un cavalier en bordure de ce centre tant convoité. Partant, les noirs invitent les blancs à occuper le centre de l'échiquier avec leurs pions pour par après soit les laminer, soit les bloquer. Du moins l'espèrent-ils. Cette tactique inhabituelle permet de multiples opportunités dans le développement du jeu et se caractérise par sa souplesse.

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