Retour à Saad-Ohm

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La ville était plus gigantesque encore que dans son souvenir. Ou peut-être était-ce l'effet auquel Tabor faisait allusion quand il lui soumettait des problèmes complexes et qu'elle peinait à les résoudre : avec le nez sur l'arbre, on peinait à voir la forêt disait-il. Il en allait de même avec les façades des maisons et la ville dans son ensemble. Mais là, à une lieue de distance, les murailles qui la cernaient paraissaient interminables Fille estima qu'il lui faudrait près d'une demi-journée pour les parcourir à pieds.

Saad-Ohm se dressait sur une seule des rives du fleuve Istros. Elle devait cette implantation, curieuse au premier abord, à son statut initial de place forte. Un coude du cours d'eau, à l'intérieur duquel elle était érigée, faisait office de douve naturelle vers le nord. Des lustres auparavant, un Légat visionaire avait initié le creusement d'un canal censé compléter au sud de la ville cet obstacle providentiel. Les travaux n'avaient jamais été achevés, si bien que le développement urbain avait fini par prendre une tournure aussi confuse que désordonnée. Les tours du château, construites intra-muros sur une élévation bien marquée mais excentrée, se dressaient à plus de dix toises au-dessus des plus grandes maisons bourgeoises. Nulle logique architecturale ou même martiale dans tout celà, la forteresse et la ville semblaient se disputer l'espace dans une joyeuse anarchie. Bien malin qui pouvait dire qui avait précédé quoi. La cité, qui abritait maintenant près de cent mille âmes, s'était naturellement agrandie vers le midi, autour des embryons de canaux jamais achevés, si bien que des quartiers entiers avaient poussé à l'extérieur des murs.

Fille se présenta à la Porte d'Orient, et s'étonna de la facilité avec laquelle elle pénétra dans la ville. Les gardes ne lui avaient même pas prêté attention. Elle n'allait pas s'en plaindre. Elle remonta la rue du Levant, étonnament calme. Dans son souvenir, Saad-Ohm grouillait de monde. La place Major était plus animée. Point de marché aux esclaves, ce jour-là, mais nombre de vendeurs ambulants. Fille flâna quelque temps, ne sachant trop quelle attitude adopter. Elle décida sur un coup de tête d'arpenter les rues de la ville. Il lui fallait bien commencer par quelque chose.

Le soleil était déjà haut dans le ciel quand, au hasard d'une ruelle, elle entendit des martèlements. Elle suivit les tintements métalliques et déboucha sur une demeure de taille moyenne, devant laquelle officiait - son cœur bondit dans sa poitrine - un forgeron. Elle se précipita à sa rencontre.

— Maître ! Auriez-vous un instant à m'accorder ?

L'homme la dévisagea d'un oeil noir, manifestement peu enclin à laisser là son ouvrage. Elle insista, élevant la voix pour couvrir le bruit du marteau.

— Je cherche un certain Gunar. Il est apprenti forgeron.

L'artisan haussa les épaules et ne lui jeta pas même un regard. Elle n'en tirerait rien. Elle s'en alla, déçue.

***

En milieu d'après-midi, elle eut un peu plus de chance. Non pas qu'elle dénichât une piste, mais un second atelier où exerçait un grand gaillard bien plus amène. Il avait aussi, à vrai dire, l'air bien moins occupé que le premier. Au vu de la déception qu'elle affichait - il ne connaissait pas de Gunar - l'homme enchaîna :

— Il y a une dizaine de forgerons ayant pignon sur rue à Saad-Ohm. Mais aussi de petits artisans, amateurs ou touche-à-tout, qui forgent avec plus ou moins de bonheur. Des petits objets, des couteaux... L'un ou l'autre militaire de la garnison peut-être aussi. Sans compter les forges situées à l'extérieur de la ville, surtout le long du fleuve. Tu devras t'armer de patience.

— Mais tous ces gens se connaissent, non ?

— Mmmhhh. Si au moins tu connaissais le nom de son maître. Mais ce garçon, cet apprenti, je doute qu'il se soit déjà fait un nom dans le métier.

Non seulement n'avait-elle aucune idée du nom du forgereon, mais elle n'avait pas le moindre indice. Elle refusa pourtant de se laisser décourager.

Le soir venu, elle constata que sa petite bourse ne lui permettait pas même de trouver une chambre pour la nuit. Elle s'offrit une potée insipide mais consistante et chaude. Elle déchanta quand elle réalisa qu'à ce rythme, elle ne tiendrait pas plus de trois jours. Il lui fallait impérativement trouver Gunar au plus vite.

La nuit tombée, elle se mit en quête d'un abri, qu'elle crut trouver sous le porche d'une demeure aux portes et fenêtres occultées. Mais trois mendiants qui l’avaient précédée la chassèrent à coups de pierres. Après avoir erré jusqu’à une heure bien avancée, elle s’écroula épuisée dans un recoin au fond d’une impasse. Elle savait qu’elle serait là telle une souris prise au piège, mais elle n’aspirait qu’à une chose : dormir enfin. Elle peina pourtant à trouver le sommeil. Pour la première fois, elle se rendait compte de l’ampleur de son projet. Peut-être avait-elle surestimé ses capacités. Mais très vite, l’optimisme reprit le dessus. Dans le pire des cas, elle pourrait toujours retourner chez Freya et séjourner là-bas quelque temps en échange de son labeur, mais elle n'aurait alors que bien peu de temps à consacrer à sa quête. Les pensées se bousculaient dans sa tête, mais elle finit par sombrer dans un sommeil agité.

***

Cela faisait maintenant quatre jours qu’elle errait ainsi, sans résultat. Elle était parvenue à chiper deux pommes sur un étal et avait trouvé un morceau de pain si rassi qu’il lui avait fallu le briser en morceaux avec son bâton pour ensuite les sucer et les mâcher longuement. Elle ne pouvait pas continuer comme ça. Elle devait s’organiser, trouver de l’aide. Sans qu'elle ne sut pourquoi, elle pensa subitement à Tabor et se laissa gagner par la nostalgie. Et les remords. Elle s'en voulait de s'être ainsi enfuie et d'avoir trahi sa confiance. Que devait-il penser d'elle maintenant ? Et comment l'accueillerait-il à son retour ? Si bien sûr elle y retournait un jour. Elle en était là, baignant dans sa mélancolie, quand un passant aux bras couverts d'arabesques entra dans son champ de vision. À l'instant où elle faillit le héler, il se retourna et elle découvrit son visage. Désappointée, elle s'abstint. Elle avait cru reconnaître le maître-encreur. Elle erra quelques temps encore dans les rues de la ville, sans trop savoir où ses pas la portaient. Mais l'idée, elle, faisait son chemin. Après tout, hormis Gunar qui restait introuvable, elle ne connaissait qu’une personne dans cette ville, ce tatoueur. Elle ne perdrait rien à aller le voir.

Elle mit un temps à retrouver son atelier, mais quand elle frappa à sa porte, la même marâtre vint lui ouvrir. L’artiste n’était pas présent, il s’était absenté. Et non, elle ne savait pas quand il allait rentrer, il n’était pas question non plus que Fille l’attende à l’intérieur.

Elle s’assit alors à même le sol, adossée à la petite maison, et patientat durant des heures. Plusieurs fois elle somnola, assomée par la chaleur d'un été maintenant fort proche. Elle s’était carrément endormie quand un coup de pied vint l'extraire des bras de Morphée.

— Va-t-en, je ne veux pas de mendiant devant mon négoce !

Fille se relève d’un bond.

— Je … c’est … c’est moi.

— Oui eh bien moi aussi c’est moi. Va-t-en donc.

— Je … vous m’avez encrée il y a un demi lustre (1) . Ou un peu plus.

L’homme la dévisagea. Il était tel que dans son souvenir, grand et musclé, avec une allure de guerrier. Même si aujourd’hui il ne portait pas d’épée. Ses yeux gris clairs et sa barbe déjà poivre et sel, bien taillée, lui confèraient la prestance d'un seigneur.

— Je m’en souviendrais. Fiche-moi donc le camp.

Fébrile, Fille brandit son amulette.

— Ça alors…

Son regard fit quelques aller-retour entre les deux mystérieux caractères et la jeune fille.

— Tu as quelque peu changé. Tu n'étais encore qu'une gamine à l'époque ...

(1) Lustre : durée correspondant à cinq années.

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