La maison des chevaliers

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Il ne leur fallut que dix jours pour parcourir les plus de cent lieues qui les séparaient de Reigensberg. La ville, située sur le bras le plus septentrional de l'Istros, constituait, après Saad-Ohm, le second port fluvial des Terres de l'Ouest. Bien que le climat y fut sensiblement plus doux que celui de Nöhr-Stahad, la cité avait revêtu un épais manteau immaculé. Fille comprit de suite, en débouchant sur les quais nord du fleuve, que l'activité du port avait été drastiquement réduite. Le gros de la flotte avait sans doute déjà fait route vers la capitale, Kendr-Kha-Shahar, et y hivernerait probablement sous des cieux plus cléments. Subsistaient une douzaine de barges, solidement bâchées, et quelques péniches couvertes de neige.

— C'est pas la joie, ici, lança Lupus, l'éclaireur à l'instinct et au flair si développé qu'il lui avait valu ce surnom.

La capitainerie était manifestement fermée. Les fenêtres occultées par de solides volets ne laissaient en rien espérer une ouverture prochaine. Ils avisèrent la première auberge venue. Elle avait pignon sur quai et affichait fièrement en guise d'enseigne une antique figure de proue surmontant un panneau où s'alignait en lettres rouge vif le nom de l'établissement.

— Le Ritterheim, marmonna Fille. On ne pouvait pas mieux tomber.

Devant le regard interrogateur du fourrier, elle ajouta :

— La maison des chevaliers.

— Nom d'une pucelle, fit un des hommes. Nous voici chevaliers. On va pouvoir fêter ça.

Ses camarades se fendirent d'un rire gras. Était-ce la perspective d'une nuit au chaud ou l'allusion un poil grossière à leur cheffe qui leur valait cette bonne humeur ? Fille ne put le deviner mais un des hommes dissipa le doute.

— Après trois jours à dormir sous la pluie et à bouffer du pain sec, un bon repas et une vraie couche ne seront pas de trop. Je suis si trempé et j'ai si froid que j'ai les couilles plus haut que le cul.

Ils rirent à nouveau, de bon coeur cette fois. Fille sourit faiblement mais ne releva pas. Elle s'était faite aux plaisanteries grivoises de ses compagnons et si au début, elle y avait décelé de l'outrecuidance, voire un manque de respect à son égard, elle prenait maintenant ces railleries comme l'expression d'une franche camaraderie. Car en dix jours à peine, elle avait gagné leur respect, ne manquant jamais de prendre les bonnes décisions, prenant sa part de tours de garde et n'hésitant pas à mettre la main à la pâte quand il s'agissait de monter le bivouac dans des conditions apocalyptiques.

Ils laissèrent deux hommes à la garde des chevaux et pénétrèrent dans l'établissement. Une douzaine de paires d'yeux les accueillirent avec curiosité. Fille, flanquée du fourrier et du maréchal des logis, se dirigea vers le comptoir, derrière lequel un grand gaillard à la chevelure hirsute officiait.

— Je cherche le capitaine de port, lança-t-elle sans ambages.

L'aubergiste, absorbé par le remplissage d'une amphore, leva un sourcil.

— Bien le bonjour, fit-il en insistant sur les mots.

Elle réalisa sur-le-champ son erreur.

— Bien le bonjour, messire aubergiste. Pardonnez mon indélicatesse, nous chevauchons depuis deux lunes et ces derniers jours ont été particulièrement éprouvants.

Il se radoucit et s'enquit de ce qu'ils prendraient.

— Nous profiterons volontiers de votre bonne chère plus tard. Mais là il me faut trouver le responsable de ce port ou un armateur.

L'homme la dévisageait, silencieux, aussi crut-elle bon d'ajouter qu'il leur fallait aussi des chambres et un abri pour leurs chevaux. Il se fendit d'un grand sourire. Ces clients inattendus en toute fin de saison devaient représenter pour lui une aubaine.

— J'ai trois chambres, et une partie de l'entrepôt est aménagé en écurie.

Elle s'enquit du prix, qui lui parut raisonnable. Un signe de tête du fourrier le lui confirma.

— Nous resterons au moins deux nuits. Trois peut-être.

L'hôtelier la dévisageait avec un intérêt encore accru.

— On paye une nuit d'avance.

Il avait lancé ça comme s'il avait voulu s'assurer de leur solvabilité. Elle s'exécuta.

— Maintenant, il me faut trouver le capitaine de port.

— Vous n'auriez pas pu mieux tomber. Il passe ici se rincer le gosier tous les soirs. Vous pourrez difficilement le rater.

***

En début de soirée, les clients affluèrent. Il ne fallut pas bien longtemps pour que l'atmosphère se réchauffe encore. La quinzaine de tables étaient toutes occupées. Fille et ses éclaireurs occupaient la plus grande. La clientèle était à l'image des lieux : simple et sans façons, voire un peu rustre. Comme ses hommes, pensa-t-elle. À la chaleur de l'âtre et des fourneaux s'ajoutait celle des convives. L'on fumait aussi beaucoup, les volutes emplissaient la salle, oscillant au gré du passage de la serveuse ou de son patron. L'escouade s'était régalée d'un repas simple mais chaud et copieux. Le vin coulait modérément, mais la fatigue aidant, ses effets ne s'en faisaient que plus sentir. Les hommes riaient, évoquant des anecdotes soldatesques, leurs conquêtes guerrières ou féminines, glorifiant les unes et raillant les autres. La soirée était déja avancée quand le patron s'approcha de la grande tablée. D'un signe de tête, il indiqua à Fille un homme attablé seul près du foyer. Elle ne l'avait pas même vu entrer et aurait juré qu'en début de soirée, la petite table qu'il occupait ne s'y trouvait pas. L'homme sirotait une bière. Elle décida de la lui laisser finir et en profita pour l'étudier. Petit et maigre, peu avenant, il avait l'allure d'un corbeau, ou d'une cormeille, tant il était chétif. Ses frusques, bien que de bonne facture, étaient élimées. Il n'évoquait ni la richesse, ni l'opulence, pas même le confort, comme on eut pu le croire au regard du statut d'un des principaux ports fluviaux du royaume.

— C'est un fonctionnaire, pas un armateur, déclara le fourrier, comme s'il avait lu dans ses pensées.

Ou peut-être s'était-elle exprimée tout haut sans s'en rendre compte ? Elle n'avait bu que deux coupes de vin, mais elle en ressentait déjà les effets.

Quand le corbeau fit signe à l'aubergiste, elle se leva, invitant son second à la suivre.

— On peut ? s'enquit-elle en indiquant l'unique chaise libre.

L'homme-corbeau lui lança un regard noir et ne répondit pas. Mais déjà, elle se saisissait d'une chaise libre à la table voisine et sans même le demander cette fois, l'installa aux côtés de celle qu'elle tenait déjà. Ils s'assirent tous deux face au taciturne capitaine.

— Je suis Fille, ordonnance du Général Khaleb Ibn Al Whahid Al Khawf, Commandeur des armées d'occident. Et voici Johan, qui me seconde pour cette mission, ajouta-t-elle en indiquant le fourier.

L'homme ne semblait en rien impressionné par leurs titres, promenant son regard suspicieux de l'un à l'autre. Mais déjà l'aubergiste les avait rejoints. Johan commanda trois bières, prenant soin de dire qu'il les offrait, ce qui eut pour effet de détendre l'atmosphère.

— Karl Gustav, ronchonna-t-il. Capitaine de port.

— Nous savons cela. C'est d'ailleurs vous que nous voulions voir, énonça Johan.

Il avait convenu avec Fille de mener la négociation de concert, cette dernière s'était facilement laissée convaincre. Johan était expérimenté et très pragmatique. Durant les quelques jours qu'avait duré leur périple depuis Nöhr-Stahad, il avait su gagner sa confiance en la secondant fort efficacement et dans la plus grande discrétion, contribuant ainsi à renforcer l'autorité de la très jeune ordonnance sur son petit détachement. Par ailleurs, les palabres laborieux avec le Mestre de la ville du nord, s'ils avaient été couronnés de succès, lui avaient valu une solide animosité de la part de Yann, animosité que ce dernier semblait entretenir à grands coups d'allusions et de commérages. Elle se passerait bien cette fois de se mettre toute l'armée à dos.

— Nous cherchons des bateaux. Quatre au moins, annonça le fourrier.

— Je suis capitaine de port, pas armateur bougonna l'homme-corbeau.

La serveuse déposa les bières sur la table et disparut aussitôt. Karl Gustav s'empara prestemment de la sienne, comme s'il eut eu peur qu'on le la lui vole.

— À Saad-Ohm, le capitaine de port est courtisé par tous les armateurs de la ville. Je doute qu'il en aille autrement ici, rétorqua le fourier.

— Peut-être.

Il n'ajouta rien, aussi Fille rebondit-elle.

— Nous pourrions nous adresser directement aux armateurs. Mais nous perdrions du temps à les trouver et à les approcher l'un après l'autre. Vous les connaissez et savez probablement lesquels seront les plus enclins à satisfaire notre demande.

L'homme resta silencieux, elle insista.

— Et ce temps nous est précieux. Au point que nous sommes prêts à l'acheter.

Johan lui décocha un coup de pied. Il avait la réputation d'être fort près de ses sous, ou plutôt des sous de son Général. Mais Fille ne s'embarrassait pas de considérations pécunières. Karl Gustav, lui, semblait maintenant tout enclin à la discussion, conscient de l'opportunité qui s'offrait à lui.

— Et que comptez-vous faire de ces bateaux ?

— Nous ...

Les deux soldats s'étaient exprimés en même temps. Ils s'interrompirent et se lancèrent un regard. Ce fut Johan qui reprit.

— Nous devons transporter cent hommes et cent-vingt chevaux jusqu'à Saad-Ohm.

L'homme s'esclaffa.

— Rien que ça ? se moqua-t-il. L'hiver est là, et il s'annonce rude. Sous peu, le fleuve sera pris par les glaces. Si nous y parvenons, nous y resterons bloqués jusqu'à la belle saison. Je doute que cela intéresse qui que ce soit. Et si c'était le cas, cela vous coûterait fort cher.

— Nous avons aussi le loisir de les réquisitionner, argumenta le fourier. Vous perdriez vos navires et le dédommagement qui vous serait versé ne couvrirait même pas vos frais.

— Encore vous faudrait-il trouver des équipages, ronchonna l'homme.

Fille posa la main sur le bras de son second, en signe d'apaisement. Elle s'adressa au capitaine.

— Nous préférons une solution négociée à une main-basse sur votre flotte. Tout le monde doit y trouver son compte et j'entrevois peut-être une issue, avança-t-elle.

Elle poursuivit :

— Trouvez-nous de quoi rejoindre Saad-Ohm. Vos bateaux ne pourront pas revenir ici avant quatre lunes, mais rien ne dit qu'ils seront immobilisés.

— D'abord ce ne sont pas mes bateaux. Mais poursuivez.

— Le fleuve en aval de Saad-Ohm est rarement pris par les glaces au point que la navigation y soit impossible. Et le trafic vers Kendr-Ka-Shahar, s'il est ralenti en hiver, n'est pas totalement interrompu. D'autant que ces derniers temps, le besoin a crû avec les exigences du Roy en matière de renforts.

— Vous l'avez dit vous-même. Le trafic est ralenti. Vos armateurs à Saad-Ohm verraient d'un bien mauvais œil la concurrence de Reigensberg.

— Nous parlons de quatre navires, pas de toute une flotte. Vous ne menacerez pas les affaires de vos homologues à Saad-Ohm.

— Quelles garanties aurons-nous qu'une partie de ces affaires nous reviennent ?

— Pour l'instant ? Aucune. Mais dès que notre Commandeur sera là, je me fais fort d'obtenir sa parole.

Johan lui décocha un second coup de pied, plus violent encore que le premier.

— Je préfèrerais que l'on couche ça sur papier, marmonna le capitaine.

— N'en demandez pas trop. La réputation du Général Al Khawf dépasse les frontières de la province. C'est un homme de parole, et même vous le savez probablement. Si pas, vos armateurs doivent le savoir. Lui demander de mettre tout ça par écrit, c'est faire affront à son honneur.

Fille s'était exprimée avec la plus grande fermeté. Elle renchérit :

— Réfléchissez. En sus du dédommagement pour notre voyage, vos hommes auraient du travail pour au moins une partie de l'hiver et pourraient remonter ici à pleine charge au printemps. Cela ne vaut-il pas mieux que de passer la mauvaise saison ici à attendre le retour des beaux jours ?

— Ce ne sont pas mes hommes, je vous l'ai déjà dit. Mais je vais voir ce que je peux faire, promit-il, sceptique.

Puis, relevant la tête, il leur décocha un franc sourire.

— Et sur ce, je prendrais volontiers une coupe d'hydromel. Si vous me l'offrez, bien entendu.

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