Quarante voleurs
— Espérons qu'il tiendra parole, fit Johan une fois qu'ils furent seuls.
— Je pense qu'il le fera. C'est une belle opportunité, les bateliers seraient sots de ne pas la saisir. Et ce Karl Gustav peut se fair une jolie commission au passage.
— Ceci dit, tu n'y es pas allée de main morte en t'avançant au nom de notre Commandeur. Il ne va pas apprécier de se voir ainsi forcer la main.
— Je pense que notre Général a grand hâte de rentrer et qu'il est prêt à en payer le prix.
Johan ignorait bien sûr ce qu'ils avaient découvert dans le flanc de la montagne, aux confins de la province. Fille était convaincue que Khaleb ne rechignerait pas à la dépense si elle lui permettait de mettre plus rapidement le Légat au fait de leur étrange trouvaille. Le temps pressait, dans une lune à peine, l'hiver figerait la province sous une gangue de glace, rendant hasardeuse la moindre expédition, pétrifiant les pigeons en plein vol, broyant les coques des navires. Mais elle ne comptait pas en rester là.
— Demain matin, je pousserai une reconnaissance plus au nord, le long de la Nahab. Si nous pouvons y amener les bateaux, nous irions à la rencontre de Khaleb. Nous gagnerions encore un jour, peut-être deux. D'après Lupus, il y a un petit port à Steihn'Behr.
— Steihn'Behr ? Mais c'est à dix lieues d'ici ! s'exclama Johan.
— Un peu moins. Si nous sommes rapides, nous serons de retour avant la nuit.
— Les hommes sont épuisés. Tu veux vraiment leur imposer ça pour gagner un jour ?
— Ou deux. Mais j'irai seule avec Lupus.
— Je vous accompagnerai.
— Bien sûr que non. J'ai besoin de toi ici, ta tâche ne fait que commencer. Tu dois organiser l'avitaillement. Et puis, je préfèrerais que le capitaine puisse t'avoir sous la main pour régler les détails de notre accord.
Johan semblait contrarié. Mais c'était effectivement à lui que revenait la logistique de toute cette entreprise. Il insista cependant :
— Prends quand même la moitié des hommes avec toi. La région n'est pas des plus sûres.
— Soit. Mais outre Lupus, je me limiterai aux jumeaux.
— Rachid et Aziz ? Pas nos meilleures lames, déplora Johan. Et ce sont de fieffés roublards.
— Peut-être. Mais ce sont d'excellents cavaliers. Et je ne tiens pas à y passer la nuit.
***
La rivière Nahab, affluente de l'Istros, partageait la plaine avec une route fréquentée à la belle saison par les marchands à destination ou en provenance de Reigensberg. En cette fin d'automne, elle était déserte et déjà enneigée, aussi progressaient-ils moins vite que Fille ne l'avait espéré. S'il venait encore à neiger dans les jours à venir, nul doute, que le lourd convoi mené par Bulgur ne peine à parcourir même cinq lieues par jour. Cela ne fit que la conforter dans son intention de mener les bateaux à la rencontre du détachement en poussant le plus possible au nord. Elle en était là dans ses réflexions quand ils s'engagèrent dans une forêt de pins. Lupus fit signe à ses deux éclaireurs de pousser plus avant. Les deux hommes avaient à peine éperonné leurs montures qu'elle entendit le cri, derrière eux. Puis devant. Le cri d'une chouette. Ou d'un hibou.
En plein jour ?
— Sur vos gardes ! Sur vos gardes ! hurla-t-elle.
Dans l'instant qui suivit, les arbres s'écrasèrent au sol avec grand fracas. Les chevaux se cabrèrent, les longues branches cinglant montures et cavaliers. Lupus et Rachid s'écrasèrent dans la neige. La panique gagna les bêtes qui peinaient à se dépêtrer du piège végétal. Fille avait déjà tiré son sabre, elle balaya d'un regard circulaire les couverts qui les entouraient. Repéra trois silhouettes. Puis quatre.
— À moi ! À moi !
C'était Lupus qui la hélait ainsi. Coincé sous sa monture, il peinait à se dégager. Elle mit pied à terre pour lui prêter main forte. Avec son aide, il fut debout en un tournemain. Mais déjà, l'ennemi était sur eux. Elle en dénombra sept. Cinq brandissaient une épée ou un couteau, deux archers les tenaient en joue. Près de dix toises séparaient Fille et Lupus des deux frères. Seul Aziz était resté en selle. Les brigands étaient tous à pied.
— Jetez vos armes !
C'était un huitième homme qui avait aboyé l'ordre. Il se glissa entre ses sbires, désigna Fille de la pointe de son épée.
— Obéissez et vous serez épargnés ! lança-t-il. Nous n'en voulons pas à vos vies.
Fille affermit sa garde, elle n'avait aucune intention de s'en remettre à des bandits de grand chemin. Celui qui semblait être leur chef enchérit :
— C'est votre argent que nous voulons ! Nous sommes douze, vous n'êtes que quatre ! Voulez-vous risquer vos vies pour une bourse ?
— Ma bourse est bien maigre, lança-t-elle.
— Fadaises, cria l'homme. Vous n'aviez pas l'air d'en manquer hier à Reigensberg !
— Cette tête de lard était hier à l'auberge, marmonna Lupus à l'attention de Fille. J'en jurerais. Et dès notre arrivée.
— Même si tu avais raison, nous crois-tu suffisament stupides pour nous aventurer hors les murs avec les poches pleines quand nous pouvons laisser cet argent sous bonne garde à l'auberge ? fit-elle.
— À vrai dire, j'y comptais bien. Mais même si je me trompe et que vous soyez ici sans le sou, il y a sûrement une bonne chance pour que tes hommes à Reigensberg aient envie de récupérer leur petit chaton contre espèces sonnantes et trébuchantes.
Quelques malandrins se fendirent d'un rire gras.
— Le chaton a des griffes, crâna-t-elle. Mais je ne cherche pas l'esclandre. Il vaudrait mieux pour nous tous que tu nous laisses passer.
L'homme claqua des doigts. Tout se déroula à la vitesse de l'éclair. Les deux archers décochérent leurs flèches, elle entendit le poc caractéristique du trait qui se fichait dans un tronc, sans savoir si c'était elle ou Johan qui venait déchapper de peu à la mort. Un cri retentit sur sa gauche, suivi d'un juron. La voix d'Aziz. Mais déjà, deux hommes fondaient sur elle. Elle entendit clairement l'impact métallique sur son arrière droite. Johan croisait le fer avec ses assaillants ! D'un pas glissé sur la droite, Fille esquiva l'attaque de son premier adversaire et cueillit le second à la pointe de son sabre, tranchant la carotide et ma moitié du cou d'un large mouvement circulaire et ascendant. Elle eut le temps de déceler la terreur et l'incompréhension dans le regard de l'homme. Il emporterait en enfer la vision de cette fureur guerrière qui s'abattait sur eux, de cette amazone dressée dans la neige, brandissant à deux mains son sabre pointé haut vers le ciel, et qui déjà fondait sur son autre proie. La tête désarticulée vacilla dans un mouvement grotesque avant de tomber sur la poitrine de l'homme. Il ne vit pas la lame s'abattre avec force dans le dos d'un des deux bretteurs avec lesquels Lupus avait maille à partir. Elle pénétra la chair à hauteur de l'épaule et fendit sur plus d'un pied la cage thoracique, brisant au passage la clavicule et hachant les côtes. Fille négligea son deuxième adversaire empêtré dans les branchages, avisa l'archer le plus proche qui portait déjà la main au carquois dans une tentative désespérée de réarmer. Elle fut sur lui en un souffle, bondissant de tronc en tronc. Pris de panique, l'homme décocha sans viser. Dans la seconde qui suivit, l'acier meurtier sectionna avec une précision chirurgicale l'articulation radio carpienne. La main tenait toujours fermement l'arc lorsque qu'elle tomba dans la neige déjà maculée de sang. Le hurlement du bandit couvrit les cris de ses compères qui fuyaient dans le plus grand désordre. Elle se tourna vers Lupus, qui la fixa un bref instant, sidéré, avant de reporter son attention sur les jumeaux.
— Aziz ! s'écria-t-il.
Il courut vers les deux frères.
Fille demeura figée, les yeux fixés sur le cadavre de l'adversaire qu'elle avait pour ainsi dire découpé dans le sens de la longueur un instant plus tôt. L'air lui manquait. Elle rengaina son sabre à grand peine, contempla sa main tremblante. Elle la saisit et la serra de toute ses forces, incapable de se contrôler. Elle le devait pourtant, il ne fallait pas que les autres la voient ainsi ! Elle leur tournait le dos, prostrée. Elle inspira profondément. Expira lentement. Une fois. Deux fois. Trois fois. Elle rouvrit grand les yeux, prenant garde à détourner le regard de la mare de sang et du corps désarticulé. Elle se frotta le visage avec de la neige et enfin, les rejoignit.
Aziz était étendu au sol, soutenu par Rachid. La flèche l'avait atteint dans le creux de l'épaule. Seul le blessé sembla remarquer la présence de la jeune fille.
— Désolé, s'excusa-t-il d'une voix contrite.
Lupus examinait la lésion. La flèche, tirée à bout portant, l'avait transpercé de part en part.
— Ce n'est pas plus mal, conclut-il. Ça veut aussi dire que les os n'ont pas été cassés. Avec un peu de chance, le trait n'aura endommagé que la chair.
Il brisa la hampe un peu sous l'empenage, arrachant un cri au malheureux.
— Tiens le bien, ordonna-t-il à Rachid. FIlle, trouve-moi des linges !
Aziz hurla puis jura quand Lupus arracha le projectile d'un geste puissant. Le vieux renard lui confectionna un double pansement de fortune.
— Ça n'a pas l'air de trop saigner derrière. Appuie bien ici devant, et maintiens la pression aussi longtemps que tu le pourras.
Il se tourna vers Fille.
— Voilà notre mission bien compromise, maugréa-t-il. Il nous faut rejoindre Reigensberg et soigner sa blessure, sans quoi il risque de contracter une mauvaise fièvre.
— Rentrez, vous. Je continuerai seule. Il me suffit de longer la valllée et de suivre la rivière. Aucune chance que je puisse me perdre.
— Hors de question que je te laisse seule. Si tu tombes à nouveau sur...
Elle l'interrompit.
— Sur des brigands ? Ceux-ci étaient bien renseignés et savaient parfaitement ce qu'ils faisaient. Et je doute qu'ils aient envie d'encore tâter de Cueille-la-mort.
— Cueille-la-mort ?
— C'est le nom de mon épée.
— Elle le porte bien. Mais je ne cèderai pas. Soit nous rentrons tous les quatre, soit je t'accompagne et Rachid ramène son frère chez Johan. Une jeune fille seule est une proie tentante pour des malandrins.
Elle le défia du regard.
— Je sais me défendre.
Il la fixa, imperturbable.
— Sur ce point, je ne te contredirai plus jamais. Mais n'importe quoi peut arriver. Une mauvaise chute ou que sais-je. Les soldats vont par paire. On va ainsi moins vite, mais on va plus loin.
— Soit, céda-t-elle, de mauvaise grâce. Viens donc avec moi.
Ils récupérèrent les chevaux et Lupus fit à Rachid les recommandations d'usage. Puis ils se séparèrent.
***
La nuit était tombée depuis un bon moment quand Lupus et Fille firent irruption dans la salle enfumée du Ritterheim. Des dizaines de paires d'yeux se tournèrent vers les deux visiteurs crottés et trempés.
Johan s'était levé d'un bond. Son visage exprimait un soulagement non feint. Aziz, bras en écharpe et flanqué de son frère, étaient entourés de visages connus et inconnus. Les hommes s'étaient mêlés aux locaux, ça buvait ferme et ça riait autour des deux grandes tables qu'on avait joint pour l'occasion.
"C'est elle ?", entendit-elle dans son dos quand elle s'avança avec Lupus. "Elle est plus petite que moi encore".
— Raconte-nous Lupus ! Comment à vous quatre, vous avez mis en déroute ces quarante bandits !
Lupus lança un regard sombre aux deux frères.
— Ils n'étaient pas quarante, maugréa-t-il. Une dizaine, tout au plus.
Aziz se défendit.
— Allons donc ! J'ai peut-être un peu exagéré, mais ils étaient bien plus que dix. Ils jaillissaient de partout. Et quel qu'en fut le nombre, à l'issue de la bataille, il y en avait un de plus.
— Que racontes-tu là ? ronchonna le vieux renard.
Aziz se tourna vers la petite foule, toute gagnée à sa cause. Ils étaient pendus à ses lèvres.
— Fille en a tranché un dans le sens de la longueur. Si parfaitement que nous avons du enterrer deux cadavres dans deux tombes bien distinctes, chacun d'entre eux devant se contenter d'un seul bras, d'une seule jambe et d'une demi-tête. Je n'ai pas vérifié, mais je mettrais ma main au feu que chaque moitié avait sa propre mais unique couille !
Elle tenta de rester de marbre et de dissimuler son malaise tandis que le fou rire se répandait dans l'assemblée.
— C'est n'importe quoi, articula-t-elle, glaciale. D'ailleurs, nous ne les avons pas enterrés.
Johan chassa deux hommes, libérant les chaises pour les nouveaux venus. Lupus ne se fit pas prier. Fille, quant à elle, aurait donné cher pour pouvoir juste se coucher et pleurer, mais se fit violence pour faire bonne figure. On leur porta de l'hydromel chaud.
— Alors ? s'enquit Johan à l'attention de Fille.
— Steihn'Behr conviendrait parfaitement pour accueillir nos hommes. Le quai ne permet d'accoster qu'avec deux navires, mais il est solide. Si nous avitaillons ici, nous pourrions embarquer très vite le convoi, en deux vagues.
— La rivière est sortie de son lit par endroits, renchérit Lupus. Il nous faudra un pilote. Mais le courant s'en voit d'autant diminué. Le vent d'est pourrait être un précieux allié et avec suffisament de rameurs, la remontée ne devrait pas poser de problème. La descente sera carrément une partie de plaisir, nous n'aurons qu'à nous laisser porter.
— Et si le vent tourne au nord, comme c'est probable, nous serons plus rapides encore. Et toi ? Nos bateaux ?
— J'ai quatre navires, avec leurs équipages. Mais ils ne sont pas aussi grands que je l'espérais. Il m'en faut un cinquième, voire un sixième. Je n'aurai pas de garantie avant après-demain.
Fille fronça les sourcils, déçue.
— Tant pis. Nous ferons avec. Nous n'aurons qu'à laisser ici les charriots et une partie des chevaux.
— Ça commence à faire très cher la croisière, grimaça Johan.
— Et l'avitaillement ? s'enquit la jeune fille.
— Ça, tout sera prêt demain matin. Mais nous devrons nous contenter de peu.
— Alors il n'y a pas à hésiter. On embarque dès demain et on rejoint Steihn'Behr. Une fois là, je partirai avec nos hommes à la rencontre du gros. Il ne faudrait pas qu'ils nous dépassent et arrivent ici sans nous y trouver, annonça-t-elle.
— Cela n'arrivera pas. Ils doivent passer par là, c'est la meilleure route.
— Peut-être. Mais je ne veux prendre aucun risque.
Autour d'eux, les hommes chantaient maintenant. La bière coulait à flot et plus ils buvaient, plus la rumeur enflait. Bientôt, ils conteraient comment une jeune guerrière avait mis en déroute douze compagnies de quarante féroces guerriers.
***
Bien qu'épuisée, Fille dormit très mal cette nuit-là. Elle fut debout bien avant le lever du soleil. Elle s'installa dans un recoin de la grande salle, loin de l'âtre dont les braises rougeoyaient encore, mais au moins personne ne prêterait attention à elle. Elle sortit de sous ses braies une pochette de cuir et en tira un morceau de velin à peine plus grand que la paume d'une main, une fiole et une petite plume.
Quand l'aubergiste descendit, elle le harponna, s'assura qu'ils étaient seuls.
— J'ai besoin d'envoyer un message à Saad-Ohm, lui dit-elle. Peux-tu m'aider ?
Annotations
Versions